Turkestan : on tourne kazakh
Début juillet 2019, quand on décide de quitter le Kirghizstan, il nous reste une quinzaine de jours avant de nous envoler pour le Ladakh. Deux options sont possibles : explorer le Ferghana tadjik et les Monts Fan avant de retourner en Ouzbékistan pour prendre l’avion à Tachkent ; ou bien décoller d’Almaty, au Kazakhstan, et profiter des deux semaines restantes pour parcourir une (petite) partie du sud du pays.
Le Tadjikistan nous fait de l’œil depuis un moment, mais impossible en moins de deux semaines de quitter les grands axes et de s’enfoncer dans les montagnes. D’un autre côté, on n’a jamais vraiment envisagé de mettre les pieds Kazakhstan si ce n’est le temps d’un détour éclair par les rues de l’ancienne capitale, Almaty, entre deux vols.
On aurait été des adeptes de cyclisme, la première image qui nous serait venue en tête aurait peut-être été celle du maillot bleu ciel des coureurs de l’équipe Astana, mais comme beaucoup de trentenaires à la cinéphilie approximative, la première connexion établie avec le pays a surtout la moustache et le costume gris de Borat. Soit une mise de départ assez catastrophique : le « glorieuse nation Kazakhstan » et l’humour de Sacha Baron Cohen ne provoquant que moyennement l’hilarité des Kazakhs, affublés de toutes les déviances possible (sexistes, racistes, arriérés), notre bagage culturel et sociologique flirte d’emblée avec le négatif.
Un vote et deux billets de train plus tard, on s’installe malgré tout en compagnie de deux grands-mères dans un vieux wagon soviétique à la moquette épaisse et au samovar fumant, direction Chimkent.
Destination Kazakhstan
Chaque changement de pays oblige à repartir de zéro. Changement de monnaie, d’heure, de culture, de régime politique, de codes, de langue. Cette fois pourtant, et pour nos oreilles non turcophones, c’est tout juste si on s’aperçoit que l’on franchit la frontière kirghize. À peine un saut du -a vers le -e : salam/salem (bonjour), rakhmat/rakhmet (merci), le russe toujours en doublon.
À Chimkent (Shymkent), terminus du train, le thermomètre flirte avec les 45°C et l’exploration de la ville se réduit à une suite d’arrêts entre les murs saturés d’air conditionné des cafés. Par optimisme on se dit que, peut-être, en plein désert, loin du marbre blanc des grandes avenues urbaines, on résistera mieux à la chaleur brûlante – le Kazakhstan, en plein été, oscille entre 30 et 50°C. Aucun fondement scientifique là-dedans, juste le besoin irrépressible de prendre la tangente en vitesse. On abandonne donc Chimkent aussi rapidement qu’on y a débarqué, et on s’évade vers Turkestan retrouver mausolées turquoises et anciennes cités caravanières.
Turkestan : le retour de Gengis et Timur
1 | Le mausolée de Khoja Ahmad Yasawi
Turkestan n’aurait pas beaucoup plus d’intérêt que Chimkent si n’avait été bâti en son centre l’un des plus beaux édifices du Kazakhstan : le mausolée de Khoja Ahmad Yasawi, poète, philosophe et maître soufi qui, au XIIe siècle, joua un rôle important dans l’islamisation des nomades turcophones.
Le lieu n’est d’ailleurs pas uniquement beau, il possède un caractère tellement sacré que le Conseil turc a décerné à Turkestan le titre de « capitale spirituelle du monde turc », trois pèlerinages à Turkestan équivalant à un hajj à La Mecque selon la tradition locale…
Construit entre 1389 et 1405, le mausolée est l’œuvre de Timur/Tamerlan qui, fin XIVe, règne en maître sur toute l’Asie Centrale.
Voyagez dans la région et vous vous rendrez vite compte que deux personnages monopolisent le devant de la scène – autocrates actuels mis à part : Gengis Khan et Timur (« Amir Timur » ou « Prince Timur » pour les Ouzbeks, qui en ont fait leur figure nationale ; « Tamerlan » ou « Timur le Boîteux » pour tous les autres, qui eurent à subir ses conquêtes). Deux chefs de clan turco-mongols.
À un siècle d’intervalle, XIIIe pour l’un et XIVe pour l’autre, les deux hommes s’emploient à mettre l’Eurasie à feu et à sang, sans que l’Histoire leur en tienne trop rigueur. Gengis Khan, remarquable stratège et conquérant impitoyable, laisse derrière lui l’empire terrestre le plus vaste que le monde ait connu. Quant à Tamerlan, cultivé à défaut d’être un brillant souverain, il pille et détruit autant qu’il est à l’origine de cités grandioses.
Au fil de ses conquêtes, Timur le despote fait prisonnier les artisans des pays qu’il soumet, les obligeant à participer à la construction de celle qui doit devenir « la plus belle cité au monde » : Samarcande. L’édification du mausolée de Khoja Ahmad Yasawi, à laquelle sont employés de nombreux maîtres artisans persans, sert ainsi de banc d’essai au souverain et préfigure les splendeurs architecturales de Samarcande.
Tamerlan étant mort avant que la construction du mausolée soit terminée, la façade principale de l’édifice est restée inachevée et différents morceaux de l’échafaudage sont toujours visibles.
L’intérieur du bâtiment se visite rapidement. À proximité du mausolée, la mosquée du Vendredi (XIXe siècle) et la mosquée semi-souterraine Hilvet (construite entre le XIIe et le XVe siècles) méritent elles aussi le coup d’œil.
2 | Sauran et Otrar, cités du désert
Comme à Ellik Kala en Ouzbékistan, le désert kazakh abrite de nombreuses traces de l’époque des « routes de la Soie ».
La première cité caravanière que nous visitons est Sauran. Ancienne capitale des Mongols de la Horde blanche au XIVe siècle, la ville abandonnée au XVIIIe en raison de l’assèchement progressif de la région. Ne restent aujourd’hui que quelques murs de pierre et d’anciens remparts balayés par les vents, servant de repère aux troupeaux de chevaux sauvages des environs.
A une quarantaine de kilomètres au sud de Turkestan, Otrar présente un état de conservation à peu près équivalent à celui de Sauran : quelques murs bas, un bout de rempart et une large porte reconstituée. Au sommet de sa puissance, Otrar était pourtant une des cités les plus prospères de la vallée du Syr-Daria et une des places fortes les plus en vue du royaume de Kharezm. Un site près de 10 fois plus étendu que la zone archéologique qui émerge aujourd’hui au milieu du désert.
Quand en 1218 Gengis Khan achève sa conquête de la Chine, la question se pose de la suite à donner à son programme de domination de l’Asie Centrale : faut-il s’en tenir au « cadre régulier » et privilégier l’approche commerciale, ou bien utiliser la manière forte et déclarer la guerre au royaume voisin du Kharezm ?
L’histoire raconte qu’une caravane de marchands est alors dépêchée en direction d’Otrar, suscitant le désarroi du gouverneur kharezmien. Sous le coup de la panique, ledit gouverneur ordonne l’exécution des émissaires mongols – ce qui permet de résoudre le dilemme de Gengis. Le khan envoie aussitôt en représailles une force de 100 000 hommes, qui s’élance à l’assaut des immenses cités-oasis d’Asie Centrale (Boukhara, Samarcande, Merv). En deux ans à peine, toutes sont ravagées – à commencer par Otrar.
Pour se faire pardonner d’avoir donné le go à la sanglante invasion mongole, la cité s’arrangea pour retenir Tamerlan entre ses murs deux siècles plus tard. Foudroyé par la maladie, Timur mourut à Otrar en 1405, la veille de son départ pour la Chine…
Au Kazakhstan, fais comme les Kazakhs
Turkestan n’aurait finalement pu être qu’une étape « touristique » parmi d’autres, si on n’y avait pas fait la connaissance de Nurik, un garçon beaucoup plus vivant et beaucoup moins vindicatif que Gengis et Timur.
Nurik, une vingtaine d’années au compteur, a un grand projet auquel il consacre l’essentiel de son temps libre : faire connaître Turkestan au reste du monde. Pour mener à bien sa mission, son premier challenge a d’abord été de convaincre ses parents d’ouvrir les portes de la maison familiale aux voyageurs. Un dortoir sommaire et une chambre minuscule ont été aménagés au premier étage, des bancs en bois installés sur la terrasse et un topchan posé au milieu du jardin. Une fois l’annonce postée sur les plateformes de réservation en ligne, les curieux ont rapidement afflué dans la maison – cette semaine-là, et en plus de nous deux, un Brésilien en tour du monde et un hippie japonais de 90 printemps.
Avec l’aide de son père, engagé comme chauffeur pour l’occasion, Nurik accompagne les visiteurs d’un bout à l’autre de Turkestan. Mais plus que l’aspect touristique de la chose, s’il y a bien un élément qui lui tient à cœur, c’est de donner aux étrangers de passage la possibilité d’expérimenter le pays « de l’intérieur ». Rien de mieux pour cela que d’adopter le mode de vie kazakh pour quelques jours – en prenant les repas avec la famille, en goûtant aux plats traditionnels, en apprenant à servir le thé (les femmes uniquement, aux hommes) ou à faire correctement ses ablutions avant de pénétrer dans les lieux saints.
Nurik prend cet aspect immersif très au sérieux. Néanmoins, il doit se rendre à l’évidence : les résultats ne sont pas toujours à la hauteur de ses attentes. Nous avons beau suivre scrupuleusement les consignes données, on finit quand même par être recalé. Que l’on n’arrive pas à se laver correctement le nez avant d’aller à mosquée, à la limite Nurik peut le comprendre (« ok ok, ce n’est pas facile »). Mais quand la pureté de l’âme se mesure à la quantité d’eau remontée d’un puits sacré, et que le seau lancé à l’aveugle entre les pierres remonte pratiquement vide, notre « karma » atteint d’un coup un niveau aussi pitoyable que notre cinéphilie kazakhe.
Alors tant pis. A défaut de se voir remettre le passeport kazakhstanais**, on reprend la route bien décidés à faire mentir davantage les stéréotypes et à pénétrer un peu plus encore « l’âme kazakhe », si tant est que cela ait un sens…
**Au Kazakhstan, comme ailleurs en Asie Centrale, citoyenneté et nationalité/ethnie sont deux notions très différentes. Si les habitants du pays ont tous la citoyenneté « kazakhstanaise », moins de 70 % d’entre eux appartiennent en revanche à l’ethnie kazakhe. Le Kazakhstan compte donc un grand nombre de citoyens kazakhstanais de nationalité russe, ouzbèke, ukrainienne, ouïghoure, tatare, allemande…
Conseils pratiques pour visiter la région de Chymkent et Turkestan
Avec ses 1 million d’habitants, Chimkent est la 3e plus grande ville du Kazakhstan. Elle n’est pas désagréable à parcourir pour ceux qui voudraient ressentir l’ambiance des centres urbains kazakhs, mais n’a pas grand chose à offrir touristiquement parlant.
Où dormir à Chimkent
A défaut d’être chaleureux, le City Hostel Shymkent a le mérite d’être ultra moderne, propre et bien situé.
Où dormir à Turkestan
Nurik avait rebaptisé sa maison « Ernur Hostel ». Le lieu ne semble toutefois plus référencé en ligne.
Visiter la région autour de Turkestan
Le mieux est de s’adresser à votre hôtel pour trouver un taxi. Le prix de la voiture est d’environ 9 000 tenge pour une demi-journée, que ce soit pour aller à Ukash-Ata et Sauran ou à Arystan Bab et Otrar. Attention, si vous vous rendez à Sauran en taxi, demandez à être conduit à « Krepost Sauran » sans quoi vous serez débarqués dans la ville moderne de Sauran, à une dizaine de kilomètres de la cité antique.
La région de Turkestan compte une profusion de lieux saints, très fréquentés par les locaux. Vous vous rendrez au passage vite compte qu’au Kazakhstan, islam et croyances chamanistes se mélangent fréquemment. Chaque région possède ainsi son propre saint patron aux pouvoirs quasi-magiques, et le pays regorge de tombeaux sacrés et autres sources miraculeuses. Dans les environs de Turkestan, deux mausolées font l’objet d’une dévotion particulière : le mausolée d’Arystan Bab (photo ci-dessus), mentor spirituel de Khoja Ahmad Yasawi et « père fondateur » de l’islam centre-asiatique ; et celui d’Ukash Ata, dont la tête aurait roulé sur le sol pour s’arrêter à l’emplacement d’une source. Par un extraordinaire jeu de canaux souterrains, l’eau présente dans le puits « d’Ukash Ata » serait alors entrée en connexion directe avec la source d’eau miraculeuse Zamzam, qui jaillit à la Mecque. Des familles entières se livrent depuis, chaque jour, au « rituel du puits », tentant de rapporter à la maison des bidons d’eau sacrée.
Aucune des visites n’est réellement époustouflante mais toutes permettent de découvrir et de s’imprégner de la culture et de l’histoire de la région.
Transports
La ville de Chimkent est bien desservie par le train, que ce soit depuis Bichkek ou depuis Almaty. Pour vous rendre à Turkestan depuis Chimkent, comptez environ 2 heures de trajet en marshrutka/minivan, et 1 000 à 1 500 tenge par personne (sac compris).
Turkestan – juillet 2019