Ouzbékistan

Khorezm et Karakalpakstan

Prenez une vue satellite de l’Ouzbékistan (au hasard, celle-ci). Un découpage moyen donnerait à peu près le résultat suivant : un tiers oriental ponctué de cités-oasis, montagneux au sud et agricole dans son extrémité est (la vallée de Ferghana) ; un gros tiers central faisant alterner sable et steppes ; un dernier tiers occidental toujours aussi chaleureusement désertique mais au sein duquel subsiste une enclave plus ou moins vivable : le delta de l’Amou-Daria (le fleuve Oxus des géographes antiques).

Cette région-oasis coincée entre l’immense plateau aride d’Oust-Ourt à l’ouest, le désert du Kara-koum au sud (« sables noirs ») et celui du Kyzyl-koum au nord-est (« sables rouges ») répondait autrefois au nom de Chorasmie. Satrapi de l’empire perse achéménide puis État indépendant prospère (XIe-XIIIe : l’empire contrôle la majeure partie de la Perse), le Khorezm absorbe les différents mouvements régionaux (huns, turcs, arabes), s’impose comme l’un des carrefours commerciaux les plus en vue d’Asie Centrale, avant de finir lacéré sous les assauts des troupes de Gengis Khan début XIIIe, puis sous ceux de Tamerlan un siècle plus tard.

Ayaz Kala Karakalpakstan
Chameau Karakalpakstan
Chilpyk Karakalpakstan
Désert Karakoum

Il faut attendre l’arrivée des Soviétiques pour que la vie reprenne dans la région – mais avec violence. Adepte du système d’économie planifiée, l’URSS met rapidement au pas ses régions-satellites et attribue à chacune une spécialisation productive. Pour l’Ouzbékistan ce sera le coton, et peu importe que le pays soit aux deux-tiers désertique. Les populations nomades sont sédentarisées et priées de rejoindre les kolkhozes. Les canaux d’irrigation – construits à la va-vite – se multiplient, détournant les eaux de l’Amou-Daria pour alimenter ce qui représentera au total 8 millions d’hectares d’agriculture irriguée dans toute la région aralo-caspienne. Le fleuve petit à petit s’étouffe et la mer d’Aral, autrefois l’une des plus grandes mers intérieures au monde, finit par s’assécher.

Le delta, aujourd’hui fondu à l’intérieur de la gigantesque république autonome du Karakalpakstan, n’est plus que l’ombre de lui-même. La mer s’est retirée à près de 200 km de son ancien littoral, laissant dans son sillage carcasses de bateaux et pêcheurs sur le carreau. L’Amou-Daria et ses affluents – surexploités dans la partie est du pays -, n’irrigue plus que faiblement la région.

Dans ce Karakalpakstan du bout du monde, cet immense tiers occidental courant d’Ourguentch au plateau d’Oust-Ourt, les hommes eux-mêmes ont fini par se dissoudre. Le taux de chômage atteint un niveau stratosphérique évalué à 80 %. Les tempêtes de sable et de sel, virevoltant depuis les fonds asséchés de la mer d’Aral, transportent sur des centaines de kilomètres à la ronde une poussière toxique (qui plus est saturée de pesticides), rendant les terres stériles et la population malade.

Elliq-Kala : les « cinquante forteresses »

Au nord de Khiva et d’Ourgentch, dans la partie sud du Karakalpakstan, les ruines d’Elliq-Kala surgissent au milieu des sables rouges : « cinquante forteresses » condamnées au désert après une énième déviation de l’Amou Daria, autrefois frontière entre le monde « civilisé » du delta fertile et la steppe aux mains des « barbares » nomades. Les plus impressionnantes ont pour nom « Toprak kala », « Ayaz kala » et « Chil’pyk », des toponymes aussi abstraits que la poignée de visiteurs qui s’aventurent en ces lieux.

Chilpyk Karakalpakstan

Chil’pyk

Tour du silence zoroastrienne (« dakhma ») utilisée pour offrir les dépouilles mortuaires aux becs des rapaces (Ier siècle avant J.-C./Ier après J.-C.).

– photo ci-dessus + trois suivantes

Chilpyk Karakalpakstan

Kyzyl-Kala

Forteresse bâtie au Ier siècle après J.-C., reconstruite au XIIe/XIIIe – largement restaurée ces dernières années.

– photo ci-dessus + trois suivantes

Kyzyl Kala Karakalpakstan
Kyzyl Kala Karakalpakstan
Toprak Kala

Toprak-Kala

Résidence et temple principal des rois du Khorezm aux IIIe et IVe après J.-C.

– photo ci-dessus + quatre suivantes

Toprak Kala
Toprak Kala
Toprak Kala
Ayaz Kala désert
Ayaz Kala

Ayaz-Kala

Trois citadelles surplombent la steppe. La plus ancienne, Ayaz-Kala I, aurait été construite au IVe avant J.-C., les deux suivantes au début de notre ère – Ayaz-Kala III ayant vraisemblablement servi d’avant-poste militaire à l’époque de l’empire Kouchan (Ier av. J.-C./IIIe siècle après).

Ayaz Kala
Ayaz Kala
Ayaz Kala

Noukous et le Musée d’Art Savitsky : dans les couloirs du « Louvre des Steppes »

Le contrepied moderne des immenses forteresses d’Elliq-kala est une ville aux avenues larges et rectilignes, sortie droit du désert en 1932. Une capitale de nulle part perdue dans un costume trop grand pour elle – à la prétention toute soviétique. Un point qu’en d’autres lieux on nommerait « de passage » sauf que de passage, à Noukous, il n’y a pratiquement pas. Pourtant au beau milieu de cet ailleurs karakalpak, au centre même de cette ville battue par les vents, au cœur d’une place à la géométrie pompeuse se cache un trésor totalement extravagant : la plus importante collection d’avant-garde soviétique après celle du Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. Pas moins de 90 000 pièces sauvées de la censure par un peintre-archéologue au cœur bien accroché, venu de Moscou s’enraciner dans les sables du Karakalpakstan.

Savitsky Museum Nukus

Cet isolement salutaire permit à Igor Savitsky d’échapper au regard de Staline et de constituer, dans le plus grand secret, une collection interdite et hors-système – à une époque où le « réalisme socialiste » seul avait droit de cité. Des peintres exposés dans les murs du musée Savitsky, nul ne sait grand chose ou ne connaît le nom : Vasily Lysenko, Ural Tansykbayev, Nikolay Karakhan, Aleksey Morgunov, Sergei Bogdanov, Kliment Redko, Vladimir Milashevskiy… Des artistes pour la plupart internés, déportés ou exécutés pour avoir osé s’aventurer dans une voie « dissidente », en raison de leur trop grande liberté.

Si Noukous a depuis émergé sur les radars du monde de l’art, le musée n’attire à lui que quelques centaines de visiteurs par an, à des années lumières des prestigieuses galeries internationales. Il n’en reste pas moins l’objet de toutes les convoitises, de la part des autorités corrompues comme des collectionneurs du monde entier, prêts à tout pour faire main basse sur la collection…

Savitsky Museum Noukous

La voiture qui nous ramène à Khiva fend le désert en sens inverse, égrenant une par une les citadelles endormies. La ville d’entrée de la région d’Elliq-Kala a pour nom Boston – comme un immense pied-de-nez fait au destin. On y trouve des peupliers et des maisons basses aux toits plats mélangeant pisé et tôles de couleur ondulées. On y croise aussi des carrioles tirées par des ânes, dans lesquelles s’entassent pèle-mêle gamins espiègles, femmes aux fichus brillants et grands-pères calottes vissées sur la tête.

Ayaz Kala
Ayaz Kala
Ayaz Kala

Pris dans le couchant le ciel progressivement vire au rose, la terre au safran. Savitsky était persuadé que « la beauté [pouvait] sauver le monde ». Dans ce foutu Karakalpakstan, il n’y a pas d’espoir plus grand.


Visiter le Karakalpakstan: infos pratiques

Passées les portes du Khorezm (nom aujourd’hui donné à la seule région d’Ourguentch et de Khiva), on atterrit en terres « karakalpakes » : une république autonome créée en 1924 et rattachée à la RSS d’Ouzbékistan en 1936 – comme elle aurait pu l’être au Turkménistan ou au Kazakhstan (elle le fut d’ailleurs un temps). La région, minée par la pauvreté et les problèmes environnementaux, occupe une place à part dans le paysage politique et culturel national. Anciens nomades sédentarisés de force par les Soviétiques, ethniquement plus proches des Kazakhs que des Ouzbeks, le un demi-million de Karakalpaks (« chapeaux noirs » en turc) installés en Ouzbékistan continuent de titiller l’imaginaire collectif – qui leur attribue, entre autres pouvoirs prodigieux, la capacité de tenir l’alcool mieux que n’importe que n’importe qui dans le pays…

Découvrir le Karakalpakstan à la journée depuis Khiva

Demandez à votre hôtel/guesthouse de vous aider à trouver un chauffeur – il y a toujours un frère, un père ou un cousin pour s’improviser taxi. Tout dépendra ensuite du temps que vous souhaitez consacrer aux citadelles/au Musée Savitsky mais comptez grosso modo 70 dollars/voiture pour une journée « complète » (départ 8 h, retour… 21 h ! Et pas loin de 3 h de route pour atteindre Noukous).

Musée d’Art Savitsky

55 000 soums/personne pour la visite du bâtiment principal (environ 5,5 euros), 82 000 soums avec l’annexe (tarifs revus à la hausse fin 2019). Les photos sont autorisées à condition d’être prises au téléphone portable – dans le cas contraire, il faudra vous acquitter de 120 000 soums supplémentaires (12 euros)… Outre sa collection d’avant-garde russe, le Musée abrite également une belle collection archéologique/ethnographique. Plus d’infos ici.

Une table à Noukous

Alpamys Milliy Tagamlar (non renseigné sur Google mais vous le trouverez sur maps.me). On sera forcément un peu surpris de vous voir débarquer mais le cadre est sympa et la cuisine pas mal du tout – et plus encore si vous n’êtes pas végétarien.

Pour aller plus loin…

Pour ceux que cela intéresse, jetez un œil au reportage du Calvert Journal consacré au tourisme « de catastrophe » à Moynak, ancien port de pêche sur la mer d’Aral.

Karakalpakstan – mai 2019

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