Samarcande
Le vieux quartier a des airs de village : des maisons basses couleur sable, des briques, du pisé, du crépi, de la tôle ondulée et d’anciens bâtiments russes aux vitres ébréchées. Partout aussi le long serpent sinueux des conduites de gaz, jaunes et grises, se faufile à travers les ruelles, encadrant les porches, ceinturant les habitations, contournant les toitures. Les enfants courent dans la rue, les marchands sillonnent le quartier et les barbes blanches s’affrontent au backgammon à l’ombre des arbres.
Depuis notre guesthouse, perdue dans les entrailles du vieux quartier juif, on a repéré le tracé pour rejoindre la mosquée Bibi Khanym, mais pas prêté spécialement attention au découpage global de la ville. Résultat, quand après un croisement, la route qui devrait déboucher sur l’avenue Tashkent se termine en un cul de sac, on pense d’abord que le GPS débloque. Maps.me est formel : tout droit sur 50 mètres. On est sur le point de faire demi-tour quand quelqu’un nous dépasse, ouvre une petite porte dans le mur qui nous fait face et s’engouffre de l’autre côté. Derrière pas d’habitation, pas d’arrière-cour en terre battue mais un long boulevard asphalté, un ATM et le porche monumental de la mosquée Bibi Khanym en vis-à-vis.
« Cachez cette ville… »
En 2009, le président-dictateur ouzbek Karimov, emporté dans un rêve touristique délirant, décide de redonner tout son éclat à l’ancienne cité caravanière et de relier en un long cheminement piéton le mausolée Gur-e-Amir au sud-ouest, l’ensemble du Registan au centre, et le complexe de Shah-i-Zinda au nord-est.
Façonnée par près de 70 ans d’emprise soviétique, Samarcande est une ville moderne aux larges avenues fonctionnelles tracées au cordeau. Une ville où les immeubles ont fini par grimper plus haut que les minarets et les coupoles turquoises, ce qui ne décourage en rien Karimov. L’objectif est simple : il faut ouvrir davantage la ville (aux touristes), dégager et structurer les perspectives sur les trésors architecturaux, dissimuler ce qui ne corrobore pas le récit officiel, et surtout, dérober aux regards extérieurs le lacis de ruelles poussiéreuses de la vieille ville qui s’accommode mal de l’hygiénisme ambiant…
Le dédale tortueux des anciens quartiers commerçants est alors dissimulé – dans le meilleur des cas – ou rasé pour laisser place à une succession d’esplanades et de parcs aussi vides que fleuris. Les lieux emblématiques de la ville sont coupés de leurs attaches populaires et, privés de vie, réduits à une simple fonction de vitrine.
Le projet, brutal et soudain, donne lieu à la destruction de pans entiers de la vieille ville – un plan totalement absurde, comme seuls peuvent en nourrir les cerveaux fous des despotes.
D’un despote à l’autre
Mais Samarcande n’en est pas à son coup d’essai, ni à son premier projet mégalomaniaque. Samarcande est, fondamentalement, une ville de démesure et de tyrans, dont l’âme du plus connu, « Tamerlan », irrigue encore les lieux.
À la fin du XIVe siècle, le chef de guerre turco-mongol Timur (« Amir Timur » ou « prince Timur » pour les Ouzbeks, ; « Tamerlan » ou « Timur le Boiteux » en Occident) est à la tête d’un des plus grands empires terrestres jamais conquis. Pour donner à voir toute l’étendue de sa puissance et en mettre plein les yeux au reste du monde, l’homme décide de faire de Samarcande une capitale grandiose : la plus belle de l’empire, cela va de soi, mais surtout la plus belle qui existe sur cette planète.
Timur s’entoure alors des meilleurs artisans de l’époque (miraculeusement épargnés lors des campagnes militaires qui causent la mort de 1 à… 17 millions de personnes), déportés en masse à Samarcande. Ce brassage forcé favorise la réalisation d’un art syncrétique extraordinaire, désigné sous le terme « d’art timouride » (du nom de Timur donc) et renommé pour ses peintures en trompe l’œil, ses dômes cannelés et ses jeux de céramiques glaçurées aux teintes bleutées.
Les prouesses artistiques des architectes timourides sont si impressionnantes qu’elles ouvrent la voie aux réalisations des Safavides persans, des Moghols indiens et des Ottomans turcs.
Samarcande pas à pas
Explorer Samarcande revient donc à faire l’expérience d’une drôle dualité, avec d’un côté le mythe – une cité somptueuse cousue d’or et de soie, tout droit sortie des contes des mille et une nuits – et de l’autre le quotidien banal d’une ville moyenne, sans plus de charme qu’une autre. La Samarcande actuelle, populaire et bétonnée, se vit plus qu’elle ne se raconte. Sa version « immortalisée », est un musée à ciel ouvert, splendide, ébouriffant mais au final désincarné… Difficile alors d’en donner à voir autre chose qu’une version de livre d’histoire, merveilleusement figée dans le temps.
1 | Gur e Amir
Le mausolée de Tamerlan qui au départ n’avait pas été construit pour accueillir le tombeau de Timur, abrite les dépouilles du tyran et de quatre de ses fils et petits-fils.
Mausolée de Tamerlan
Selon la légende, le tombeau était revêtu à l’origine de l’inscription suivante : « Celui qui ouvrira cette tombe aura à faire à plus terrible que moi » (une deuxième version proposant : « Lorsque je reviendrai à la lumière du jour, le monde tremblera »). Peu impressionnés, les Soviétiques exhumèrent le corps du souverain la nuit du 21 au 22 juin 1941 ; au matin, Hitler déclenchait l’opération Barberousse contre l’URSS. Staline aurait alors fait de tels cauchemars de Timur qu’il aurait supplié les archéologues de rendre sans tarder le corps au Gur-e-Amir – ce qui fut fait en novembre 1942, en suivant le rite musulman. Quelques semaines plus tard, l’URSS remportait la bataille de Stalingrad…
2 | LE Registan
Tout comme Poi-Kalon est le joyau de Boukhara, le Registan est la pièce maîtresse de Samarcande. Centre commerçant de la Samarcande médiévale et ancien lieu de marché, la « place sablonneuse » (en persan) marquait autrefois le terminus pour les caravanes, lors de leur étape dans la cité.
La construction des majestueuses mosquée et médersas (écoles coraniques) qui bordent la place du Registan est à mettre au crédit d’Ulugh Beg, le petit-fils de Timur. Plus intéressé par l’astronomie et les sciences que par les conquêtes militaires et l’exercice du pouvoir, Ulugh Beg fit de Samarcande un des centres intellectuels les plus brillants du XVe siècle.
Médersa Ulugh Beg
Achevée en 1420, la médersa qui porte son nom s’imposa en son temps comme l’université la plus prestigieuse d’Asie Centrale. Y étaient enseignés la théologie aussi bien que l’astronomie, les mathématiques, la philosophie et la littérature. Les étoiles du gigantesque portail de la médersa reflètent l’amour que le souverain portait à l’étude du ciel.
Médersa ChEr DOr
De l’autre côté de la place, le portail tout aussi monumental de la médersa Cher Dor (XVIIe siècle) met en scène lions et soleils zoroastriens anthropomorphes, contournant l’interdiction islamique de représentations figurées dans les lieux de culte.
Médersa Tilla Kari
La dernière médersa du Registan, construite au XVIIIe siècle, abrite le plafond le plus connu et le plus époustouflant de la région : un gigantesque trompe-l’œil entièrement peint à plat, recouvert de feuilles d’or.
3 | LA Mosquée ET LE MAUSOLÉE DE Bibi Khanym
(A prononcer « Bibi Rhanoum », du nom d’une des épouses de Tamerlan) Si le Registan est aujourd’hui le lieu le plus emblématique de la ville, il est probable que la mosquée Bibi Khanym ait bénéficié de la même côte de popularité du vivant de Timur. Financée grâce au trésor de guerre rapporté d’Inde par Tamerlan, la mosquée du Vendredi fut en son temps l’une des mosquées les plus grandioses (et les plus grandes) d’Asie Centrale, toute de marbre vêtue – un procédé inhabituel dans une région qui favorisait jusqu’alors l’emploi de briques, crues ou cuites.
La construction de la mosquée alimenta toute une série de légendes à l’issue à peu près identique : Timur, revenu d’expédition en 1404, entra dans une colère noire en découvrant que l’architecte en chef avait « soutiré » un baiser à dame Bibi Khanym contre accélération des travaux… – ce qui donna lieu à une exécution séance tenante.
4 | LA Mosquée Khazrat Khizr
Construite au XIXe siècle et située à la limite occidentale d’Afrasiab, la mosquée fut joliment restaurée dans les années 1990. En surplomb se dresse le mausolée pompeux d’Islam Karimov, décédé en 2016 et toujours vénéré par une partie de la population…
5 | LA Colline d’Afrasiab
La colline abrite les vestiges de la ville antique d’Afrasiab (Marakanda en grec), fondée au VIIe siècle avant J.-C. puis conquise par Alexandre le Grand en -329 et détruite par Gengis Khan au XIIIe siècle. En son centre se trouvent les ruines d’un palais ayant appartenu au roi de Sogdiane – royaume dont « Samarcande » était la ville principale. Placée à la croisée des routes entre la Chine, la Perse, l’Inde et l’empire Byzantin, Afrasiab/Samarcande est alors au centre de toutes les attentions.
Descendants des Scythes (nomades indo-européens dont l’influence s’étendit sur toute l’Eurasie durant près de deux millénaires), les Sogdiens – les habitants et marchands de « Samarcande » – sont considérés comme un des plus grands peuples de négociants de l’histoire et les véritables maîtres de la « route de la soie » du début de l’ère chrétienne jusqu’à la fin du VIIIe siècle1À partir du IIe siècle après J.-C., les routes commerciales qui traversaient la Bactriane et l’Empire kouchan (région du Pamir, actuel Afghanistan) sont réorientées vers le nord, une situation qui profitera aux marchands de Samarcande, les Sogdiens..
Quand le palais d’Afrasiab est construit, au VIIe siècle, les Sogdiens tiennent entre leurs mains tous les grands axes commerciaux de la région et dominent comptoirs et caravansérails « d’un bout à l’autre » du parcours. La langue sogdienne est alors la langue véhiculaire des échanges, parlée à travers toute l’Asie Centrale (l’alphabet sogdien, dérivé du syriaque, sera d’ailleurs repris et adapté par les Ouïgours, avant d’être transmis aux Mandchous et aux Mongols, qui en utilisent toujours une version dérivée).
Fresque des Ambassadeurs
Parmi les différents vestiges mis au jour sur le site d’Afrasiab, la fresque dite « des ambassadeurs » (ou Réception d’ambassades par le « roi Varkhuman du clan Unash », VIIe siècle) est sûrement le vestige le plus précieux de cette période fastueuse. Peinte sur les murs d’une salle de réception du palais, l’immense fresque écaillée souligne à la fois l’influence diplomatique de la Chine, l’importance du culte zoroastrien dans la région et le raffinement artistique de l’époque. Y sont figurés pêle-mêle émissaires chinois chargés de rouleaux de soie, dignitaires coréens du royaume de Koguryo, gardes-du-corps et ambassadeurs turcs.
Un pan entier de la fresque est consacré à la Chine des Tang (618-907), alliée privilégiée du royaume de Sogdiane. On y aperçoit entre autre l’empereur de Chine chassant la panthère, et l’impératrice effectuant une promenade en barque en compagnie de musiciennes et de dames de cour.
6 | LA Nécropole Shah i Zinda
Le site le plus fabuleux de Samarcande est une succession de mausolées, construits aux XIVe et XVe siècles et tapissés de majoliques, de mosaïques et de sculptures en terre cuite d’un bleu éblouissant. En son centre s’élève le tombeau (supposé) de Kussam ibn-Abbas, cousin du prophète Mahomet et missionnaire musulman arrivé dans la région au VIIe siècle. Tout autour du tombeau se dresse une série de mausolées édifiés par l’aristocratie timouride, posés là pour bénéficier de la protection post-mortem du saint homme.
Visiter Samarcande : conseils pratiques
Visites
Ne passez pas à côté du musée d’Afrasiab, à proximité du complexe de Shah-i-Zinda, qui outre la sublime « Fresque des Ambassadeurs » possède une belle collection d’artefacts sogdiens.
Pour le reste, on doit quand même vous prévenir : aussi époustouflants que soient le Registan, Shah-i-Zinda, Bibi Khanym ou le Gur-e-Amir, les lieux ont pour la plupart été largement rénovés et peu d’éléments subsistent du décor d’origine. De son côté, la ville moderne manque de charme et souffre des bouleversements urbains opérés ces dernières années…
Transports
Samarcande est facilement accessible depuis Tachkent. Comptez grosso modo 4 heures de route en taxi collectif, et un peu plus de 2 heures en train. Les billets s’achètent en ligne sur le site des chemins de fer ouzbeks, au plus tôt 30 jours avant le départ.
Une cantine
Samarcande étant une grande ville, il est tout à fait possible d’échapper aux restaurants touristiques. La cantine locale « Old City » (à ne pas confondre avec le resto plus chic du même nom) est réputée pour ses shashliks/brochettes. Pour les végétariens le bazar Siab, situé à proximité de la mosquée Bibi Khanym, constitue une meilleure option : le restaurant installé au cœur du bazar est sympa et vous ne manquerez pas d’y faire des rencontres. On y a nous croisé Mahmud, un fan absolu de Mireille Mathieu (comme beaucoup trop de monde en Asie Centrale) et de… Michel Nostradamus…
Une chambre
Notre première nuit à Samarcande coïncidait avec la fin du Ramadan, ce qui nous a valu une invitation à célébrer l’Aïd el-Fitr avec nos hôtes – raison suffisante pour recommander l’arrêt à la Fayz Guesthouse. Le lendemain, Marie et Jeff étaient réquisitionnés par la mama pour aider à la préparation du « master-plov ». Accueil de la famille, et possibilité de goûter au plov de Samarcande mis à part, la guesthouse est agréable, bien située (au cœur du vieux quartier) et rien ne vaut une soirée étendue sur les topchans dans la cour après une journée de marche ! Deux bémols : l’étroitesse de la salle de bain oblige à se contorsionner et le wifi est pratiquement inexistant.
Samarcande – juin 2019
2 Comments
Luna
Merci beaucoup de tout mon cœur pour ce beau article réalisé et partagé. J’ai voyagé à travers vos mots et vos émotions mise pendant votre écriture. Merci! <3
Jeff
C’est adorable, merci beaucoup !
Fanny