Ladakh | Arrivée à Leh
Le Ladakh vu du ciel a des airs d’océan minéral hérissé d’immenses vagues brun-ocre, moucheté de sommets enneigés. A peine un mince ruban bleuté se découpe t-il en fond de vallée à mesure que l’avion perd de l’altitude : l’Indus, le grand fleuve, emportant dans son sillage champs verts fluo, étendues de peupliers, villages de briques crues ramassés sur eux-mêmes et lamaseries aux tours rouge-orangées, tranchant net avec la roche cendrée des montagnes…
On retrouve au Ladakh tout ce qui nous avait fascinés quelques mois plus tôt dans le Kham : l’odeur des lampes à beurre dans la pénombre des monastères, l’omniprésence des chortens blanchis à la chaux, la tête grimaçante des monstres du bouddhisme tibétain, les peaux cuivrées par le soleil himalayen, les tabliers colorés, les drapeaux de prière et les murs de mani laissant s’envoler vers le ciel des brassées d’Om Mani Padme Hum.
Sans le carcan chinois, la culture « tibétaine » se déploie cette fois sans filtre. Les photos du clergé bouddhique s’étalent sans crainte de la censure, la longévité des monastères se mesure en siècles et l’arrivée en Inde ajoute une bonne dose d’imprévu là où prévalaient l’ordre et la rigueur austère du Kham. Seules les forces militaires ne disparaissent pas mais se démultiplient, avec 150 000 soldats indiens stationnés dans la région, yeux (et viseurs) rivés vers la Chine et le Pakistan voisins.
On passera au total un mois et demi à sillonner les rues de Leh, arpenter les couloirs des monastères et s’abimer dans la contemplation des sommets du « Petit Tibet », avec une certitude au moment de repartir : le Ladakh est sans nul doute une des plus belles régions où nous ayons mis les pieds.
Une capitale haut perchée
Notre expédition commence à Leh, ville chef lieu de la région du Ladakh, perchée à 3 500 mètres d’altitude. Depuis 1974 et son ouverture aux étrangers, Leh est devenue un point de passage incontournable pour les trekkeurs du monde entier, au point que 70 % des habitants dépendraient aujourd’hui du tourisme.
Plus les années passent et plus la ville s’étend, absorbant les villages environnants tandis que ceux-ci se dépeuplent et que les anciens nomades se sédentarisent.
Leh a beau avoir la physionomie d’une ville médiévale coincée dans le temps, elle est en réalité tout aussi connectée et raccord avec son époque que n’importe quelle agglomération moderne sur la planète. Les coupes de cheveux, le maquillage et le brillant des stars de Bollywood s’affichent en large devant les salons de coiffure. Les moines pianotent sur l’écran de leurs smartphones. Les jeunes branchés, lunettes de soleil vissées sur le nez, sillonnent les rues à moto clope au bec et les centres de désintoxication, inexistants il y a encore quelques années, accueillent un public masculin de plus en plus nombreux – la faute à l’entrée fracassante sur le marché d’une bière industrielle beaucoup plus accessible et moins longue à préparer que le chang traditionnel.
La Leh des faubourgs est la Leh ladakhie, ville du quotidien, des commerces bon marché, des constructions précaires et des stands colorés, entassant pèle-mêle sacs de riz, shampooing, savons, street food et accessoires flashys servant à parer de mille feux les camions lancés sur les routes de part et d’autre de la frontière.
Le point de gravité des touristes fraîchement débarqués se situe lui plus au nord, au pied d’un palais aux faux airs de Potala qui, avec sa carrure massive, domine le lacis de ruelles poussiéreuses de la vieille ville, qu’ici tout le monde désigne sous le nom de Kharyog (khar : « palais » ; yog : « en bas »). Construit au tournant du XVIIe siècle par le roi Sengge Namgyal, le palais royal (Lehchen Pelkhar) agit sur le visiteur à la façon d’une balise, repérable d’un peu partout en ville.
Déserté par la famille royale au milieu du XIXe siècle, lors de l’invasion du Ladakh par l’armée Dogra, le palais n’offre pas beaucoup plus qu’un abri contre le soleil – si ce n’est une vue imprenable sur la ville depuis le toit-terrasse du 9e étage.
Rien n’égale malgré tout la vue qui se dessine depuis les murs rouges et blancs du Namgyal Tsemo Gompa, posé quelques lacets plus haut. Du petit monastère le regard englobe tout : la silhouette trapue du palais royal, la vieille ville médiévale, la ville moderne, les grappes de peupliers et la crête himalayenne au loin, chapeautée par les 6 153 mètres du Stok Kangri.
Au pied du gompa les drapeaux claquent au vent, emportant vers les divinités protectrices les prières des fidèles et les soupirs essoufflés des marcheurs en phase d’acclimatation, parvenus à grand peine à se hisser le long du sentier.
Kharyog : dans les entrailles de la vieille ville
Les pulsations du cœur revenues à une cadence à peu près normale, on entame notre redescente à travers le dédale labyrinthique de la vieille ville, écheveau inextricable de passages étroits, escaliers dérobés et maisons de briques crues qu’occupaient autrefois les plus hauts dignitaires du royaume. Seuls étaient alors autorisés à se marier les hommes qui possédaient une maison au pied du palais, et des terres agricoles à proximité.
La fuite de la famille royale au XIXe siècle, et la fermeture des routes caravanières un siècle plus tard, ont raison de la prospérité de Kharyog qui, avec la destruction de ses anciennes fortifications, se met à dégorger sur les champs alentour. Leh troque alors pisé contre béton. Les habitants les plus aisés prennent la tangente et la ville médiévale s’enfonce dans la misère, sous l’effet d’une planification urbaine désastreuse.
Conscients du danger posé par l’urbanisation galopante, et sensibles à la valeur patrimoniale de la vieille ville – une des rares aires urbaines tibéto-himalayennes à avoir traversé les siècles quasi-intacte – plusieurs organismes tirent la sonnette d’alarme au début des années 2000. 180 édifices historiques sont identifiés par le Tibet Heritage Fund (THF) qui, avec l’appui de la Leh Old Town Initiative (LOTI), entreprend de rendre la vieille ville de nouveau habitable. Un co-financement de 50 % est alors proposé aux propriétaires qui entreprennent la rénovation de leurs biens, avec une condition : employer des matériaux locaux et recourir aux techniques de construction traditionnelles pour retaper les bâtiments. Le pari se révèle gagnant : plus de 15 maisons sont rénovées et plusieurs familles retournent vivre à Kharyog.
Accrochée à mi-pente, au pied du palais, la « Munshi House », l’ancienne résidence du secrétaire du roi (XVIIe), a été restaurée par la Ladakh Arts and Media Organization (LAMO) et convertie en un espace artistique hybride, consacré aux arts, à la littérature et à l’architecture ladakhis. Le lieu est ouvert du lundi au samedi de 11 heures à 17 heures. Plus d’informations sur le site du LAMO.
Une ancienne étape sur les routes de la Soie
Quelques volées de marches supplémentaires et on revient tout en bas de l’ancienne ville fortifiée, au niveau de Chutey Rantak, la rue des boulangers cachemiris d’où s’échappent de délicieuses odeurs de pain chaud et de biscuits, tendus fumants dans des morceaux de papier journal.
A quelques mètres de là se dresse le Central Asian Museum, le tout premier musée à voir le jour au Ladakh, construit à l’initiative du THF et de la Anjuman Moin-ul Islam Society sur le site d’un ancien caravansérail. Bâti sur le modèle d’une tour fortifiée himalayenne, le bâtiment rappelle l’importance des connexions entre le Ladakh et l’Asie Centrale, et l’impact des anciens réseaux commerçants sur le développement de la culture ladakhie.
Située à l’extrême-nord de l’Inde, à la jonction entre le Cachemire et le Tibet, Leh fut durant des siècles un important carrefour culturel et religieux sur le segment méridional de « la » route de la Soie, sous l’impulsion des marchands musulmans installés dans la capitale.
Réputé plus sûr et moins exposé que le tronçon qui reliait alors le Pendjab à Boukhara via l’Afghanistan, l’axe Srinagar-Leh-Yarkand-Kashgar ne tarda pas à devenir l’itinéraire privilégié des marchands navigant entre le Pendjab, le Cachemire, le Tibet et le Turkestan. Posée au débouché des hauts cols himalayens, Leh occupe alors une position stratégique à la croisée des chemins. Du nord arrivent jade et tissus en soie de Khotan, tapis de Boukhara, lapis-lazuli du Badakhchan, laine de pashmina et musc tibétains. Du sud indien remontent thé, indigo, châles et brocarts, livres calligraphiés et safran.
La partition de l’empire des Indes en 1947 (qui entraîne avec elle le découpage du Cachemire) puis l’annexion du Tibet par la Chine au tout début des années 1950 marquent l’arrêt définitif des échanges commerciaux dans la région, et la fin de l’âge d’or de Leh.
Depuis l’ouverture du Ladakh au tourisme dans les années 1970, la situation évolue malgré tout progressivement. A l’extrémité sud de la vieille ville, les étals et les magasins du Main bazaar offrent une version réactualisée des vieux convois caravaniers, à la différence près que les produits acheminés par camion ont remplacé ceux transportés à dos de chameaux. L’offre ladakhie n’a de son côté pas beaucoup varié au cours des siècles, se limitant à la production/transformation de laine de pashmina et au commerce d’abricots, vendus par les femmes des villages environnants.
Notre promenade se termine finalement tout au nord de la ville, loin de l’agitation, du tafic et des klaxons. Leh se dissout ici au milieu des peupliers et des champs d’orge, réduite à une multitude de chemins étroits et de chenaux bordés de jardins fleuris. Le temps ralentit. « Julley, julley »* se répond-on en écho de part et d’autre des murets, les mains levées au niveau du visage. Julley Leh. Il est grand temps de quitter la ville.
(*prononcez « djoulééé ». Signification « bonjour », « merci », « au revoir » et à peu près n’importe quel concept en ladakhi)
Visiter Leh : conseils pratiques
| Si l’histoire de la vieille ville vous intéresse
- En plus de la Munshi House, d’autres résidences traditionnelles ont été rénovées et ouvertes au public : c’est le cas de la « Onpo House », la maison de l’astrologue, transformée en café et galerie d’art (Spindle Art Studio), et de l’ancienne salle de repos du Sankar Gompa (« labrang »), à deux pas du bazar et de la Jama Masjid. Sauvé de la démolition par THF/LOTI en 2006, le labrang a lui aussi été converti en café-galerie (Lala’s Art Cafe/Leh Heritage House) et expose le travail d’artistes et de photographes ladakhis.
- Pour vous aider à explorer les lieux et à vous repérer au travers des ruelles de Kharyog, le THF a édité une carte, disponible en ligne (ici) ainsi qu’au Lala’s Art Cafe. Le Lala’s Art Cafe propose d’ailleurs des visites de deux heures de la vieille ville.
- Vous trouverez davantage de renseignements encore sur le site Sahapedia et sur celui du THF.
| Où dormir à Leh
L’idéal, pour s’imprégner de l’ambiance ladakhie, est de loger dans une des très nombreuses guesthouses (maison d’hôtes) ou homestays que compte la ville. Le plus souvent, la famille habite un bâtiment séparé mais propose petit-déjeuner et dîner dans une cuisine ou un salon partagé.
On a commencé par passer une semaine dans une guesthouse de Chubi, au nord de Leh (Donskit Guesthouse), avant de s’installer à la Raku Guesthouse. On vous recommande la première pour une expérience « immersive » chez l’habitant, sans chercher à croiser d’autres voyageurs. La chambre est simple mais l’accueil réservé par Tsewang et sa famille chaleureux. Pour plus de confort et de charme, posez plutôt vos valises/sacs de rando à la Raku Guesthouse, tenue par une famille également très sympa. Le jardin est splendide, les chambres spacieuses et le temps du petit-déjeuner/dîner se prête bien aux longues discussions.
| Où s’attab-Leh
- Tibetan Kitchen Restaurant : l’adresse a beau être l’une des plus courues de Leh, la réputation n’est pas usurpée. Ne passez pas à côté des plats tibétains et notamment des momos (des raviolis en forme de demi-lune) – divins.
- Alchi Kitchen : moins touristique que le Tibetan Kitchen, ce petit restaurant est sans nul doute le meilleur en ville pour découvrir la cuisine traditionnelle ladakhie : thukpa, skyu, chhutagi… Pour ne rien gâcher, l’aménagement intérieur est franchement beau (EDIT 2024 : le restaurant a déménagé et se trouve à présent à… Alchi).
- Bon Appétit : la carte est réduite mais les plats font la part belle aux produits locaux. Le cadre, en surplomb d’un jardin fleuri, vaut presque autant le détour que la cuisine – excellente une fois de plus.
- Namza : si vous cherchez un lieu tranquille mais plus facile d’accès que le Bon Appétit (perdu au milieu d’un quartier labyrinthique), faites un tour du côté de Namza, au débouché de la vieille ville. La cuisine est inventive et la jolie boutique attenante met en avant des vêtements de créateurs ladakhis.
- Boddhi Greens : le rooftop et l’ambiance décontractée, à deux pas du Main bazaar et au-dessus des bureaux de Juh-Leh, incitent à faire traîner le repas en longueur. Les plats, tous végétariens, sont délicieux.
| Souvenirs et artisanat
Les boutiques de Leh proposent toutes plus ou moins la même chose : des statues de bouddha, des « bols chantants », des peintures-thangkas, des drapeaux de prière et des châles en cachemire.
La laine de cachemire provient du long sous-poil soyeux prélevé sur le cou des chèvres changthangi, élevées sur les hauts plateaux du Tibet et du Ladakh. Si les termes « cachemire » et « pashmîna » (« lainage » en persan) sont le plus souvent utilisés de façon interchangeable pour désigner la fibre brute ou l’ouvrage tissé, le nom « cachemire » tire en réalité son origine de la région éponyme : la laine récoltée et vendue par les nomades tibétains et ladakhis était autrefois achetée et transformée uniquement par les artisans de la vallée du Cachemire. Aujourd’hui encore, le Ladakh ne compte qu’un tout petit nombre d’unités de transformation du précieux duvet et l’immense majorité des châles reste tissée au Cachemire.
La confection d’un châle nécessite une quantité importante de laine, prélevée à la main à plus de 4 500 mètres d’altitude : le prix de vente ne pourra donc être qu’élevé, y compris dans les boutiques de Leh et de Srinagar. Comptez une petite centaine d’euros pour un châle simple et sans motif réalisé en cachemire et 150/200 € (ou plus) pour les châles les plus travaillés, brodés à la main. Les étoffes vendues à un prix inférieur seront dans la quasi totalité des cas tissées à partir d’un mélange de différentes fibres textiles : laine de yak, coton, fibres synthétiques…
Parmi la quantité phénoménale de boutiques que compte Leh, on vous conseille de flâner du côté de :
- Pashmina Emporium : les châles tissés au Cachemire sont splendides et les tapis traditionnels tous plus merveilleux les uns que les autres. Omar est un passionné : si vous passez la porte de sa boutique, n’espérez pas repartir les mains vides ni même quitter les lieux sans avoir descendu trois ou quatre tasses de thé en sa compagnie.
- Nomadic Woollen Mills : l’accueil est moins chaleureux mais les châles (presque) tout aussi beaux. Chaussettes, bonnets, gants, écharpes en laine de yak ou pashmina sont fabriqués à la main au Ladakh par des éleveurs et artisans du Chang Thang (là où pâturent les fameuses chèvres changthangi).
- Jigmat Couture : première maison de créateur installée à Leh, Jigmat revisite et dépoussière le patrimoine textile ladakhi. En parallèle s’est créé un petit musée, le Textile Museum of Ladakh, situé à l’arrière du marché et ouvert sur rendez-vous.
- Namza : dans le même esprit que Jigmat Couture, la boutique attenante au Namza Cafe propose des pièces de créateurs ladakhis inspirées des costumes traditionnels.
Dans un tout autre registre, profitez également d’être à Leh pour faire un crochet chez Dzomsa, une laverie éco-responsable et épicerie bio proposant, entre autres, des confitures d’abricots et du jus d’argousier, des drapeaux de prière en coton et des cartes postales sur papier recyclé. Mieux encore : pour éviter de multiplier les contenants plastique, Dzomsa incite les voyageurs à venir re-remplir leurs gourdes et bouteilles en eau purifiée pour 10 rs/litre.
Ladakh – juillet/août 2019
2 Comments
Mifuguemiraison
Magnifique vos articles sur le Ladakh, à notre tour de vous remercier ! Entre les photos et le texte poétique et instructif, c’est un plaisir de vous lire. On a aussi suivi vos conseils d’adresses restos et shopping (on vient de faire une razzia chez Pashmina Emporium). Pour info, Alchi Kitchen a déménagé de Leh, ils ne sont plus qu’à Alchi.
Fanny
Génial ! Ravis que les articles aient été utiles. Depuis le temps qu’on s’appuie sur votre blog, on est contents de pouvoir rendre la pareille 🙂
Et merci pour l’info sur le Alchi Kitchen, on corrige.