Lucknow
Rejoindre Lucknow après cinq jours passés à dériver avec le Gange, les vaches, les salades et les sacs plastiques dans les rues de Varanasi fait l’effet d’un retour au paradis. Le soleil brille, la terre est sèche, les boulevards semblent étrangement calmes et aérés et l’architecture locale nous en met plein la vue. Bref, si on n’avait pas prévu de mettre les pieds dans la capitale de l’Uttar Pradesh au départ, on se laisse envoûter par la ville et on repart finalement regonflés à bloc. Alors Lucknow, ça vaut le coup ? La preuve par quatre.
De l’air !
Peut-être n’est-ce qu’une question de contraste avec le dédale de ruelles labyrinthiques de la vieille ville de Bénarès, mais tout à Lucknow nous semble plus décontracté, moins corseté, la ville rappelant par certains côtés l’ambiance des rues de Yangon. Dans le vieux centre, de larges boulevards arborés s’étirent nonchalamment, bordés de bâtiments coloniaux décrépis. Plus loin, de vastes quartiers périphériques modernes viennent ceinturer progressivement la ville.
Comble du bonheur, personne ne s’intéresse à nous. Pas d’arnaque, pas d’entourloupe, pas de rabatteur, pas de pression et pas d’autres interactions qu’un cortège de hello, how are you, do you like India, let’s take a picture : sans le prisme du tourisme de masse, les rapports se font plus simples et les signes de tête amicaux réapparaissent – tout comme les questions en pagaille qui vont avec…
Un patrimoine de toute beauté
Paradoxe de l’Inde : le pays possède un patrimoine tellement riche et foisonnant qu’on finirait presque par ne plus s’émouvoir de rien. Ailleurs sur la planète, la ville ferait tourner les têtes. En Inde, c’est tout juste si elle mérite un paragraphe dans les guides de voyage. Lucknow est pourtant fascinante – et sans se prendre les pieds dans le décorum des villes musées. Les temples bruissent, un peu partout les gens prient, explorent, discutent, flânent le nez en l’air, roulent à vélo ou viennent passer l’après-midi sur les pelouses et les parcs qui émaillent la ville, dans une ambiance bon enfant.
Avant de devenir la capitale de l’Uttar Pradesh Lucknow était celle de la province de l’Awadh (ou Oudh), province qui, à la chute de l’empire moghol, au XVIIIe siècle, se sent pousser des ailes. Pendant près de deux siècles (XVIIIe/XIXe), et sous l’influence de ses nababs/nawabs, l’Awadh s’émancipe du pouvoir central et connaît un véritable essor culturel et artistique, attirant à elle poètes, écrivains, artisans, musiciens et danseurs.
Sur le plan religieux, la province capte également tous les regards, s’imposant comme le cœur de la culture chiite en Inde et un important centre d’étude islamique réputé dans toute l’Asie Centrale.
Le lieu le plus emblématique de la ville est encore l’Imambara Bara (grand imambara ou « maison de l’imam »), utilisé par les chiites pour les cérémonies religieuses. Construit en 1784, l’édifice aurait été commandité par le nabab avec pour objectif d’offrir du travail à une population en proie à une misère noire.
A l’intérieur, une cour immense, une mosquée à trois dômes et un large puits (baoli) jouxtent une imposante galerie voûtée, coiffée d’un dédale de couloirs tournicotant – qu’ici tout le monde désigne sous le nom de bhulbhulaiya, le « labyrinthe ».
Le seul bâtiment de Lucknow figé dans le temps est finalement l’ancienne résidence britannique (1800), copieusement bombardée durant la « révolte des Cipayes » et restée en l’état depuis la fin du siège.
En 1857, les soldats indiens enrôlés dans l’armée de la Compagnie anglaise des Indes orientales (les « Cipayes ») se soulèvent contre la puissance coloniale, avec l’appui de la population. A Lucknow, sous contrôle britannique depuis 1856 (domination justifiée par la volonté de « mettre un terme à la mauvaise administration des nababs »), plus de 3 000 personnes, principalement des résidents britanniques, fuient les combats et trouvent refuge dans les murs du complexe, assiégé pendant 147 jours. La mutinerie fait plus de 2 000 victimes et lance l’Inde sur la voie de l’indépendance.
Intérêt historique et patrimonial mis à part, visiter les jardins de la Residency est aussi un excellent prétexte pour se mettre au vert et échapper à la frénésie des rues de Lucknow le temps de quelques heures.
Autre vestige colonial, français celui-ci : l’Université de la Martinière, bâtie à la toute fin du XVIIIe par un général – Claude Martin – aux goûts architecturaux extravagants, ayant fait fortune au service des nawabs d’Awadh. Le prestigieux collège accueille toujours les élèves fortunés de la région dans une ambiance feutrée.
Toujours côté patrimoine, ne ratez pas dans le vieux centre la porte Rumi Darwaza, inspirée d’une porte d’Istanbul, le Chota Imambara (« petit imambara » ou Hussainabad Imambara, bâti en 1837), la tour de l’horloge (la plus haute du pays !) et la galerie d’art Muhammad Ali Shah (Hussainabad Picture Gallery), ancienne résidence d’été royale convertie en musée – que vous pouvez vous contenter d’admirer de l’extérieur…
Et si vous vous sentez l’âme particulièrement aventureuse, ou si vous vous êtes donnés pour mission d’explorer Lucknow de fond en comble, la ville compte encore toute une flopée d’anciennes résidences et édifices façonnés par les nababs : Kaiserbagh Palace, tombeau de Saadat Ali Khan, mosquée Jama Masjid, Dilkusha Kothi, Musa Bagh…
Une identité culturelle et gastronomique à part
Dans un tout autre registre Lucknow est connue localement pour sa cuisine, et notamment pour ses grillades/kebab (dont Tunday Kababi est passé maître) et pour ses chaat (à déguster au Royal Cafe ou à la Shukla Chaat House).
La ville est également réputée pour ses parfums botaniques, à commencer par l’incontournable « attar« , grand classique de la parfumerie moyen-orientale prisé des sultans indo-musulmans à l’époque moghole, et dont l’Uttar Pradesh est depuis toujours le cœur de production. Omniprésents dans la culture indienne traditionnelle, les attars de Kannauj et de Lucknow, fabriqués sans alcool à partir de la distillation de végétaux et d’huile de bois de santal, embaumaient autrefois l’air d’un bout à l’autre du sous-continent, flottant aussi bien sur la peau qu’à l’intérieur des maisons ou dans l’eau des fontaines. Aujourd’hui encore, poussez la porte d’une boutique comme Sugandhco, vénérable institution ouverte en 1850, et vous serez cueillis par des bouffées d’odeurs de roses de Kannauj et de bois de santal du Karnataka, de cardamome du Kerala et de safran du Cachemire – un régal pour les sens et un voyage dans le voyage.
Une porte d’entrée idéale vers le Népal
Enfin, si on pousse jusqu’à Lucknow c’est aussi dans l’idée de gagner le Népal par l’ouest, en esquivant les grandes voies de passage et la sortie classique par Varanasi – la mousson qui s’éternise, les heures de bus qui se profilent et un tenace sentiment de ras-le-bol nous ayant prendre un virage à 180°.
Pour être sûrs de ne pas se retrouver sur le carreau, on décide d’entamer notre négociation avec les taxi-wallahs deux jours avant le départ, presque un non sens à l’échelle indienne. On obtient alors pour 2 000 roupies (un peu plus de 20 euros) qu’un taxi vienne nous récupérer à l’hôtel et nous conduise jusqu’au poste frontière. Les chauffeurs en partance pour Rupaidiha (côte indien)/Nepalganj (côté népalais) se rassemblent au niveau de Nabiullah Road, un point désigné sur Google sous le nom « Lucknow Rupaidiha taxi ».
Vous pouvez bien sûr vous mettre en quête d’une voiture partagée le matin même, sans rien planifier en amont, mais il vous faudra attendre que le véhicule se remplisse avant de pouvoir partir, une solution moins coûteuse (la course devrait tourner autour des 500 roupies par personne) mais plus aléatoire. Dans tous les cas, comptez au minimum 3 heures 30 de route pour rejoindre la frontière.
Autant le passage de la douane indienne se fait sans difficulté, autant l’arrivée versant népalais a un côté totalement bordélique. Le visa népalais peut s’obtenir à la frontière, mais attention aux devises utilisées : en théorie euros et roupies indiennes sont acceptés mais dans les faits, seul un paiement en dollars était autorisé lors de notre passage en 2019 – et un paiement en dollars « neufs ». Prévoyez donc le coup en amont et emportez avec vous des billets en excellent état.
Le passage de frontière le plus populaire pour naviguer entre l’Inde et le Népal est celui de Sunauli, qui permet de rejoindre « rapidement » Pokhara ou Katmandou. Passer par l’ouest a néanmoins plus d’un avantage : les arnaques y sont moins courantes, la foule est moins dense, la traversée se fait plus aisément qu’en partant de Varanasi (deux fois moins de temps de trajet) et cela vous donnera surtout la possibilité de découvrir des facettes moins courues du Népal, la partie occidentale du pays étant l’une des moins fréquentées. Si vous envisagez de visiter le parc de Bardia ou de partir en trek du côté du lac Rara ou de Jumla, entrer au Népal directement depuis Lucknow est une option à ne pas écarter.
Explorer Lucknow : autres infos pratiques
Sans passer une semaine à Lucknow, vous pouvez aisément vous arrêter deux jours complets sur place sans risquer de vous ennuyer. Baladez-vous dans l’enceinte des imambaras, explorez le patrimoine colonial et les anciens palais des nababs, déambulez dans les ruelles encombrées du bazar et attablez-vous dans n’importe quelle gargote de quartier pour goûter aux spécialités locales : vous repartirez conquis.
Si l’histoire vous intéresse, ou simplement si vous aimez le cinéma, le film Les joueurs d’échec de Satyajit Ray retrace avec une bonne dose d’humour l’ambiance de fin de règne du nawab Wajid Ali Shah (le tout dernier nabab) et le déclin de l’Awadh.
| Une cantine
En plus des adresses mentionnées plus haut, qui raviront les amateurs de kebab et de chaat, nous vous recommandons également le restaurant de l’hôtel Hyatt Rocca (si vous souhaitez vous faire plaisir), ou le Sheroes Hangout, tenu par des femmes rescapées d’attaques à l’acide.
| Une chambre
Notre logement semble avoir fermé temporairement. Dommage car nous avions apprécié nos quelques nuits au Poshtel, situé dans un quartier très calme à l’est de la ville.
Lucknow – octobre 2019