Tamil Nadu | De Chennai à Pondichéry
Calés dans notre chambre de Leh, on laisse le doigt dériver virtuellement sur la carte de l’Inde, à la recherche d’un endroit où atterrir après un mois et demi passé au Ladakh. Le doigt divague, l’esprit aussi, submergé par ce luxe insensé qui consiste à pouvoir mettre cap à peu près n’importe où et laisser libre cours à n’importe quelle envie… Himachal Pradesh ? Uttarakhand ? Uttar Pradesh pour traverser ensuite vers le Népal ?
Olivier, un copain de Jeff, est installé depuis une année à Chennai dans le Tamil Nadu – littéralement à l’autre bout du pays en traçant une ligne verticale nord-sud depuis le Ladakh. On tord alors la question en tous sens pour essayer de solutionner une équation insolutionnable : rejoindre Chennai en même temps qu’un deuxième copain qui débarque de la Réunion pour 15 jours, échapper à la mousson, aller vite, prendre son temps, voyager par voie terrestre, prendre l’avions, sauter d’un minibus à l’autre ou profiter des couchettes du 12612 Mas Garib Rath entre Delhi et Chennai 29 heures durant…
Impossible, au fond, de s’abstraire du temps court même dans un voyage au long cours : l’affaire se conclut par deux clics sur le site d’une compagnie aérienne et après un détour de quelques jours par Delhi , on se téléporte en un clin d’œil à l’extrémité sud du pays. Adieu montagnes et lamaseries haut perchées, bonjour mangroves et cocotiers. Nouvelle toile de fond pour deux semaines : la côte de Coromandel.
Des cimes himalayennes aux plaines tamoules : première étape, Chennai (Madras)
On se propulse non seulement à l’autre bout de l’Inde, mais on débarque en plus dans un univers parallèle fait de jardiniers, d’écoles américaines et de chauffeurs tirés à quatre épingles. Pendant quelques jours on vit en grand écart, un pied dans le compound international avec les copains, l’autre dans le grand bouillonnement indien.
Pour appréhender Chennai, l’ancienne Madras, quatrième ville d’Inde, on se dit malgré tout que le mieux est de se laisser porter par un guide. On se tourne alors vers Karunya qui, le temps d’un après-midi, nous fait naviguer à travers les ruelles du quartier de Mylapore.
Pour autant, pas question de marcher des heures en plein soleil. Si Karunya nous fait découvrir sa ville, c’est d’abord par le biais d’histoires et de légendes, qu’elle conte à merveille : l’histoire du Tamil Nadu, de Madras et du quartier composite de Mylapore, et puis les histoires plus rocambolesques encore qui entourent le panthéon hindou, à commencer par la naissance invraisemblable de Ganesh…
Karunya décortique tout dans les moindres détails, les secrets du temple Kapaleeshwarar, la différence entre vishnouïtes et shivaïtes, le système de castes, les horaires les plus propices pour s’adresser aux dieux, la construction de la basilique Santhome (Saint Thomas) vers laquelle elle nous conduit en fin d’après-midi – avant que la journée s’achève dans un café populaire du quartier, autour de dosas et d’idlis à tomber à la renverse.
Selon la légende, l’épouse de Shiva, Parvati, épuisée par les interminables discours de son mari, aurait un jour reporté son attention sur un paon qui passait par là. Vexé, Shiva aurait alors condamné la déesse à se réincarner en paon, avec une unique échappatoire : se rendre à Mylapore et faire pénitence en adorant le lingam bâti dans la cour intérieure du temple (c’est-à-dire le symbole phallique de Shiva, représenté sous la forme d’une pierre dressée). Les dieux sont des hommes comme les autres…
Si vous vous aventurez du côté de Chennai, un conseil, ne passez pas à côté du « Peacock trails » proposé par Storytrails. Vous ne trouverez pas mieux pour vous mettre en jambes et en oreilles avant d’attaquer la découverte du sud tamoul.
Quelques jours plus tard, on tombe sur un étrange attroupement en bord de mer. C’est Ganesh Chaturthi, le festival du dieu éléphant. D’immenses statues en papier mâché sont portées à bout de bras sur le sable ou tirées le long de rails installés sur la plage, avant d’être propulsées à la mer dans l’euphorie générale. Difficile une fois de plus de saisir tous les tenants et aboutissants de l’affaire mais le temps passant, on finit par ne plus chercher d’explication rationnelle à ce qui nous entoure…
De Chennai, nous ne verrons rien de plus cette fois-ci. Le compound est trop excentré pour que nous ayons envie d’aller nous perdre dans le tumulte du centre-ville et pour quelques jours, nous déposons notre attirail de voyageurs pour nous couler dans nos vieux habits de potes, comme si le cadre social et géographique autour de nous n’avait soudain plus d’importance.
Détours Pallava : Kanchipuram
On profite malgré tout de la voiture mise à disposition par les copains (et de Prabha, leur chauffeur…) pour entreprendre quelques virées autour de la ville. Notre première étape est Kanchipuram, à une soixantaine de bornes de Chennai.
« Kanchi », l’une des « sept villes saintes de l’Inde », est fondée au IVe siècle par les souverains Pallava qui en font leur capitale. La cité s’illustre rapidement par sa tolérance à l’égard des différents courants religieux présents dans le sous-continent, hindous, bouddhistes et jaïns étant libres de pratiquer leur religion comme bon leur semble, sans restriction ni crainte d’être inquiétés. Cette bienveillance donne lieu à la construction d’une multitude de lieux de culte, qui vaut à Kanchipuram le surnom de « ville aux mille temples ».
Le temps a passé et sur les mille temples qu’abritait Kanchi à l’origine, seule une petite centaine a traversé les siècles – dans un état de décrépitude plus ou moins avancé. Rien de figé pour autant : comme partout en Inde les temples bruissent et nous en mettent plein la vue.
| Varadharaja Perumal
Le premier visité, le Varadharaja Perumal, se distingue par son extraordinaire salle aux « cent piliers » (XVIe siècle), mettant en scène différents épisodes du Ramayana et du Mahabharata, les deux grands récits fondateurs indiens. Le reste du sanctuaire, dédié à Vishnu, n’est accessible qu’aux hindous.
| Ekambareswarar
Un peu plus loin, Ekambareswarar attire les pèlerins en nombre du fait de son appartenance au cercle très fermé des temples associés aux cinq éléments – ici la terre… Le complexe est aussi réputé pour son immense tour-pyramide gopuram, dressée 60 mètres au-dessus de la foule colorée, et pour son manguier au pied duquel Shiva et la déesse Kamakshi se seraient mariés.
| Kailasanatha
Construit par les Pallava au VIIIe siècle, le temple de Kailasanatha est le plus ancien de Kanchi, et l’un des plus beaux à notre humble avis. Les experts ont beau s’offusquer du manque de finesse des restaurations successives, plus ou moins subtiles selon les époques, en tant que néophytes émerveillés par à peu près tout et n’importe quoi en Inde, nous sommes loin de bouder notre plaisir…
| Vaikunta Perumal
Pour finir, pas plus d’animation et de ferveur religieuse à Vaikunta Perumal qu’à Kailasanatha, mais une ribambelle de yali (lions) majestueux veillant sur une multitude de sculptures toutes plus exquises les unes que les autres.
Kanchipuram se visite facilement sur une journée ou une demi-journée depuis Chennai ou Mamallapuram. Temples mis à part, vous trouverez à Kanchi plusieurs maisons traditionnelles ouvertes à la visite : si vous avez un peu de temps, faites un tour par la maison-musée Kanchi Kudil (fin XIXe/début XXe), joliment restaurée et aménagée.
Dans un tout autre registre, Kanchipuram est réputée pour ses saris en soie tissés main, considérés comme les plus beaux de la région.
Détours Pallava bis : Mahabalipuram
Plus nous nous enfonçons dans le Tamil Nadu et plus les noms se mettent à empiler les syllabes, rendant toute tentative de prononciation – et de déplacement – particulièrement aléatoire. Pour y remédier, certains ont trouvé la parade en supprimant quelques lettres ici ou là, ou en passant à la moulinette les toponymes les moins accrocheurs. Mahabalipuram est ainsi devenu Mamallapuram, une syllabe en moins, un quasi moyen mnémotechnique en plus.
Mamallapuram, donc, est double. D’un côté, la ville affiche un profil standard de destination branchouille pour Occidentaux, alignant une succession de boutiques hippies, guesthouses yogiques et restaurants veggie supplément rabatteurs. De l’autre, elle abrite une profusion de temples merveilleux livrés au vent et aux embruns depuis plus de 10 siècles.
« Mama », comme Kanchi, est l’œuvre des rois Pallava qui entre le VIe et le VIIIe siècles s’emploient à indianiser tout le sud de l’Asie. La ville est alors un port commercial de premier plan, par lequel transitent marchandises, idées, savoir-faire et techniques. C’est d’ici que s’exportent les traditions sanskrites et la culture dravidienne en direction de la Birmanie, du Cambodge et de Java, ainsi que l’hindouisme, qui se diffuse progressivement vers l’est. Ces échanges incessants nourrissent en retour les artisans locaux qui reprennent à leur compte les traditions venues du nord de l’Inde et du sud-est asiatique.
Dès l’époque Pallava, et depuis plus de 1 000 ans, les habitants de Mamallapuram (12 000 habitants : un gros village à l’échelle indienne) passent leurs journées à sculpter le granit, faisant cliqueter leurs outils du matin au soir. Pas sûr d’ailleurs que la myriade de temples dont la cité fait glorieusement étalage ait un jour eu une quelconque fonction religieuse. Pour certains historiens les artisans locaux, accrocs à leurs ciseaux, n’avaient en réalité qu’une idée derrière la tête : faire de Mamallapuram une gigantesque vitrine à ciel ouvert, montrant l’étendue de leur talent.
Ce qui depuis le VIe siècle donne matière à démonstration…
Le « Temple du Rivage », construit au tout début du VIIIe siècle, est considéré comme le plus vieil exemple de temple en pierre de taille d’Inde du Sud. L’action combinée du vent, du sel marin et des pluies de mousson a progressivement gommé les contours du vieux temple, lui donnant l’allure fragile et un peu étrange d’un château de sable.
Taillés d’une seule pièce dans d’énormes blocs de roche, les cinq « pancha rathas » ont eux la forme de chars de procession, parés de motifs artistiques et de panneaux représentant les principales divinités hindoues. Chaque temple monolithique est dédié à un dieu ou à une déesse et chacun porte le nom d’un des frères Pandava – les « héros » du Mahabharata, l’une des deux épopées mythologiques hindoues. Le site est longtemps resté enseveli sous le sable, échappant ainsi aux caprices du temps.
Jamais à court d’idées, les sculpteurs fous de Mahabalipuram ont aussi laissé derrière eux quelques « reliefs rupestres », parmi lesquels l’époustouflant « Pénitence d’Arjuna » (ou « Descente du Gange »), immense bas-relief sculpté dans deux rochers côte à côte. Y sont représentés différents mythes hindous : des serpents Naga placés de part et d’autre d’une crevasse représentant le Gange, des créatures célestes, des divinités, Arjuna (le véritable héros du Mahabharata) se mortifiant debout sur une seule jambe, et un chat l’imitant devant une foule de souris admiratives…
Quant aux mandapas, des sanctuaires creusés à même la roche, ils sont la dernière grande innovation des ciseleurs pallaviens – qui en profitent pour tapisser les murs de sculptures excessivement granitogéniques…
A la sortie du village, une boule de granit monumentale – qu’ici tout le monde surnomme la « motte de beurre de Krishna » – trône en équilibre en plein milieu d’une pente. La motte en question n’aurait pas bougé ni fondue depuis plus d’un millénaire, malgré toutes les tentatives britanniques pour la faire rouler…
Certains apprécient l’ambiance « bohème » du village et choisissent de s’en servir comme point de chute pour explorer la région. D’autres, comme nous, n’accrochent pas avec le côté prétendument cool des lieux – mais peut-être n’a-t-on pas accordé suffisamment de temps à Mamallapuram… Quoi qu’il en soit, ne faites pas l’impasse sur l’ancienne cité portuaire : d’un point de vue architectural, le site est exceptionnel. Et quitte à passer par là, grimpez donc en haut du phare pour la vue.
Pondichéry, du jaune au gris
Un matin, après avoir laissé Olivier à l’usine Renault à 45 minutes de Chennai, on s’échappe pour quelques jours du côté de Puducherry – un lieu tellement ancré dans l’imaginaire collectif, tellement lointain et chargé d’exotisme qu’on aurait presque fini par douter que ça existait pour de vrai, Pondichéry.
Posé au bord du golfe du Bengale, sur la côte de Coromandel (la côte orientale du Tamil Nadu), « Pondy » est un ancien comptoir commercial français établi au XVIIe siècle. La colonie passe de mains en mains au fil des siècles, convoitée par les Hollandais, ravagée par les Britanniques, récupérée finalement par les Français qui la reconstruisent au XIXe siècle. Restituée à l’Inde au milieu du XXe, Pondichéry n’est pas intégrée à l’Etat du Tamil Nadu mais devient la capitale du territoire de Pondichéry, un « territoire de l’Union » façon confetti, englobant quatre anciens comptoirs de l’ancienne Compagnie des Indes françaises : Pondy, Karikal, Mahé et Yanaon, enclavés à l’intérieur des provinces du Tamil Nadu, du Kerala et de l’Andhra Pradesh.
Résultat, Pondichéry est aujourd’hui encore un territoire « entre deux », sans que l’on sache trop s’il tient plus du fantasme français à la sauce indienne ou du fantasme indien à la sauce française. La ville a quelque chose d’un peu schizophrénique, prise en tenailles entre des mondes et des exigences que tout oppose. La ville indienne, à l’ouest, bouillonne et tonitrue comme tous les centres urbains du pays. La « ville blanche » (white town), posée un peu plus loin en bord de mer, baigne de son côté dans un silence troublant, n’ayant pour le coup rien de très indien.
Pondy l’européenne flotte dans une bulle nostalgique couleur pastel, n’hésitant pas à surjouer la carte coloniale pour le plus grand bonheur des touristes en goguette, indiens comme français. La ville sort alors le grand jeu, déployant sous les regards émerveillés des flâneurs une flopée d’églises, de cathédrales et de basiliques pimpantes, de frontons francophones, de bâtiments à colonnade, de rues pavées sans circulation ni klaxon, de boulangeries avec baguettes et viennoiseries, d’anciennes résidences aux balcons ouvragés et fenêtres à persiennes, cernées de jardins luxuriants ensevelis sous une profusion d’arbres fleuris et exotiques – bougainvilliers, lauriers, palmiers, arbres orchidées, flamboyants…
Il n’y a que les fidèles de l’ashram Sri Aurobindo pour jouer les troubles fêtes et s’obstiner à repeindre en gris les bâtiments que la secte (la Sri Aurobindo Society) achète et accumule année après année, au point de détenir aujourd’hui la majorité du patrimoine immobilier de la ville. Pas une « secte » au sens occidental du terme vous répètera t-on : pas de contrainte, de lavage de cerveau ou de pression – autre qu’immobilière. La pensée de Sri Aurobindo, Bengali né à la fin du XIXe siècle à Calcutta et farouchement opposé à la colonisation anglaise, se veut libre et universaliste.
Les théories spirituelles du gourou-philosophe font d’ailleurs si forte impression sur une Française, Mirra Alfassa, que cette dernière s’installe à Pondichéry aux côtés de Sri Aurobindo au début des années 1920, où elle se fait connaître sous le nom de « la Mère ». 50 ans plus tard, elle fonde la cité idéale d’Auroville avec le concours de l’Unesco, dans l’ébullition hippie.
Mais sous ses façades désormais grisées Pondy s’ennuie, et rien ne nous séduit dans l’héritage de cette Mère amère dont la figure omniprésente plane sur une grande partie de l’ancienne ville multicolore.
Tant pis alors pour la tranquillité royale et les rues musées de Pondi-chérie. Le doux chaos indien des artères voisines devient par ricochet presque rassérénant. Vite, vite retrouver l’Inde, le bruissement, la vie sans aucun cadre. Vite, reprendre la route !
Rien d’incontournable à dire vrai. Pondichéry invite à la flânerie nez en l’air – un concept quasi-inexistant ailleurs dans le pays. Ne vous cantonnez pas à l’ancien quartier colonial pour autant, et arpentez également les ruelles ombragées du quartier musulman ainsi que les artères encombrées de la ville tamoule.
A l’extérieur de la ville, les curieux exploreront le site d’Auroville, une cité utopiste expérimentale construite par les adeptes de Sri Aurobindo et de la Mère dans les années 1970. Nous avons volontairement fait une croix dessus, trop pressés de retrouver les routes de campagnes tamoules et l’agitation indienne.
| Où se restaurer ?
- Pour une approche fusion/cuisine métissée, ne ratez pas le Coromandel Cafe et La Villa : le cadre est splendide et les plats divins.
- Des quiches, des viennoiseries ou une baguette pour le pique-nique ? Foncez chez Baker street.
- Et pour un aperçu de la cuisine végétarienne d’Inde du Sud, attablez-vous chez Surguru pour un dosa matinal ou un savoureux thali à midi.
| Où dormir ?
Si votre budget s’y prête, La Villa est certainement l’un des plus beaux hôtels de la vieille ville. Autrement, et dans un esprit plus routard, l’hostel Mi Casa est très propre, l’accueil sympa et l’adresse suffisamment centrale (à mi-chemin entre la cathédrale de l’Immaculée Conception et la Basilique du Sacré Cœur), pour pouvoir déambuler à pied d’un bout à l’autre de la ville.
| Transports
Des bus et des trains circulent tout au long de la journée entre Chennai et Pondichéry. La gare de Pondy est d’ailleurs facilement accessible : comptez 10 min de marche pour atteindre l’hostel Mi Casa par exemple.
Et pour la suite de nos aventures tamoules, c’est par ici.
Tamil Nadu – septembre 2019