Chine,  Sichuan

D’un Tibet à l’autre, cap sur le Kham

Qui dit Tibet dit généralement Région Autonome du Tibet (R.A.T., ou T.A.R en anglais)(dalaï-lama, Potala, yéti…), seule entité territoriale à revêtir officiellement le nom de « Tibet ». Ce Tibet-ci n’est pourtant qu’une construction administrative chinoise – l’équivalent d’une de nos régions, dotée d’une autonomie et de pouvoirs accrus – créée en 1965 en suivant les contours du territoire tibétain encore sous contrôle politique et religieux de Lhassa aux débuts des années 1950 (le Tibet Central).

Si le raccourci « Tibet = R.A.T » a perduré, il n’en est pas moins contesté. Le gouvernement tibétain en exil revendique ainsi depuis plus d’un demi-siècle la libération d’un Tibet « historique » qui comprendrait, outre la région de l’Ü-Tsang (grosso modo la R.A.T actuelle), les régions du Kham et de l’Amdo, toutes deux dissoutes à l’intérieur des provinces chinoises du Sichuan (四川), du Qinghai (青海), du Gansu (甘肃) et du Yunnan (云南).

L’aire d’influence tibétaine (culturelle, linguistique etc.) est, elle, plus large encore, puisqu’elle comprend, outre le « Tibet », le Baltistan pakistanais, les territoires népalais du Mustang et du Dolpo, l’Etat du Bhoutan et les régions indiennes du Ladakh/Zanskar, Lahaul/Spiti, Sikkim et Arunachal Pradesh – cette dernière revendiquée par Pékin au nom de « l’intégrité territoriale tibétaine »…

Pourquoi ce long exposé sociologico-géopolitico-historique ? Disons qu’avant d’y mettre les pieds, nous n’avions pas perçu qu’il existait un Tibet hors du Tibet, voire des Tibet et cultures tibétaines différentes. La question étant particulièrement vaste et complexe, il fallait bien quelques éléments de contexte avant de sauter dans le grand bain.

Bref, nous voilà débarqués au Tibet.

Du nord Yunnan au sud Sichuan

Arrivés au bout du bout du Yunnan, deux options sont possibles : franchir les portes de la R.A.T., à l’ouest, pour s’élancer vers Lhassa, ou bien piquer plein nord en direction de la partie tibétaine du Sichuan (le Kham). Dix jours de voyage encadrés sous l’œil de Pékin contre trois semaines improvisées dans les steppes khampas ; le choix est vite fait.

Depuis Feilaisi (飞来寺) on fait machine arrière vers Shangri-La (香格里拉), sans même chercher à tendre le pouce sur la route. On aborde le Kham avec des notes limitées à la taille d’un post-it et un itinéraire construit sur la base de « tentez de passer par l’ouest s’il n’y a pas trop de neige », « méfiez-vous que les autorités ne ferment pas la région aux étrangers », « vous trouverez toujours quelqu’un pour vous héberger ou un paquet de nouilles lyophilisées en chemin », Maps.me et Google maps réduits à quelques grands traits schématiques. Le bus lui-même semble hésiter sur la marche à suivre, bifurquant une dernière fois : on attaque finalement le Sichuan par l’est du Yangtze, Benzilan (奔子栏), Guxue (古学), Dongwang (东旺) et une « nouvelle route » qui affole le traceur GPS, laissé KO au milieu des gorges encaissées.

L’ancienne région du Kham, aujourd’hui éclatée entre l’est de la Région Autonome du Tibet, l’ouest de la province du Sichuan et le nord Yunnan, a des airs de « Far West tibétain » pour le voyageur débarqué de Chine. Un Far West peuplé de cow-boys à moto, peau tannée, joues rouges, lunettes « d’aviateur » opaques sur le nez et chapeau enfoncé sur la tête, avalant l’asphalte cheveux au vent. Un Far West aussi où tout et tout le monde circumambule : autour des chörtens, autour des murs de mani, autour des monastères, autour des moulins à prières ceinturant les temples, moulins eux-mêmes sans cesse mis à tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, mani korlo à la main.

Ici, plus de confucianisme ni de thé vert. Plus de Guan Yu1Considéré comme l’un des plus grands héros militaires chinois (II/IIIe siècle après J.-C.) Guan Yu, général sous la dynastie des Hans et héros de l’Histoire des Trois Royaumes, a progressivement atteint le statut de divinité dans toute la Chine. On trouve sa statue aux quatre coins du pays., plus de Hans et plus de mandarin. Aux immenses villes de la plaine succèdent montagnes glaciaires et hauts plateaux battus par les vents, maisons éparpillées trapézoïdales, cahutes de berger en pierres sombres, campements nomades en toile de tente bleue, villages monastiques bariolés et temples post-Révolution Culturelle étincelants.

| 3 mai 2019

On s’arrête à Daocheng (稻城/འདབ་པ་) pour deux nuits, sans raison valable si l’on s’en tient aux fondamentaux touristiques : pas de patrimoine ancien à explorer, de vues immanquables, pas de voyageurs, pas de pèlerins, personne pour arpenter les grands boulevards en pleine journée. Daocheng n’est rien d’autre qu’une jonction entre Yading et Litang (理塘), une ville presque irréelle jetée au milieu des hauts plateaux à la façon d’une maquette immobilière.

Les deux seuls étrangers croisés en ville sont astrophysiciens, venus tout droit du CERN pour inaugurer les travaux du LHAASO (Large High Altitude Air Shower Observatory), dernier né des observatoires de rayons cosmiques chinois. À croire qu’à défaut d’être solidement arrimée au sol, Daocheng navigue tout aussi bien dans les étoiles.

Sur la route des hauts plateaux : de Daocheng à Litang

| 5 mai 2019

Le taxi pour Litang (理塘//ལི་ཐང་) a des sièges en fourrure rayée et des enceintes saturées de techno tibétaine. Une bande-son électrisante perpétuellement bloquée sur replay. Pour Stanzin le taxi pas de Seine et de ponts qui brillent, rien que des steppes d’altitude arides et d’énormes rochers éparpillés façon partie de pétanque pour géants divins.

La gare routière de Litang n’est rien d’autre qu’un terrain poussiéreux squatté par des chauffeurs sans course et sans conviction. L’hôtel situé à deux pas du terminus a tellement mauvaise réputation qu’il en attire de façon magnétique tous les voyageurs de passage. Les sans-adresses, les fauchés, ceux dont le sac à dos est trop lourd pour se lancer à l’assaut d’une ville qui de toute façon se fout royalement des standards touristiques. La chambre est restée dans son jus : deluxe version début des années 2000, draps tâchés et couverture en pilou-pilou. Sur les carreaux de la salle de bain, sous les néons blafards d’un plafond défoncé, une pin-up dénudée pose négligemment entre un bouquet de roses et un crâne de yak aux cornes démesurées.

Urbanistiquement parlant, Litang (3 900 mètres) n’a pas plus de charme que Daocheng. En revanche on y vit, et avec une remarquable prédisposition au « tashi delek2Principale salutation en langue tibétaine, utilisée comme « bonjour ». བཀྲ་ཤིས་བདེ་ལེགས། ! ». On est en fait tellement bien accueilli que deux heures après être arrivé, on circumambule avec la ville entière dans le parc du temple blanc, autour de la maison du 7e Dalaï-lama (XVIe), jusqu’au Chöde gompa, mains dressées devant le visage à chaque salutation.

La kora ne s’interrompt que pour grimper sur le toit de la ville. Là haut, perchés sur les collines, ils sont quelques hommes à traîner sacs plastiques à la main et nez plongés dans l’herbe. L’objet de toutes les convoitises a pour nom cordyceps, champignon-chenille qui d’avril à juin se négocie à prix d’or. La médecine traditionnelle chinoise prêterait au yarsagumbu/chongcao (« insecte d’hiver, herbe d’été ») des vertus aphrodisiaques telles que depuis les années 1980, le « viagra de l’Himalaya » déchaîne les passions – jusqu’à constituer 60 % des revenus de certains comtés tibétains.

À la tombée de la nuit, sur les trottoirs de Litang, plus de tashi delek. La ville entière deale du chongcao sous le manteau.

Au cœur du Kham : Ganzi

| 6 mai 2019

Le chauffeur suivant a moins l’âme d’un DJ que d’un pilote tendance Ayrton Senna, manquant à deux reprises dégringoler dans le ravin faute d’anticiper les virages et les camions qui viennent en face. Le type pianote comme un fou sur son portable, enregistre des messages WeChat en tenant son téléphone à l’horizontale contre son visage, n’accordant à la route qu’un regard distrait entre deux appels. Les kilomètres s’avalent à une vitesse vertigineuse. Et puis sur un coup de tête Ayrton nous débarque à Xinlong (新龙/ཉག་རོང་), mi-chemin à peine : « Salut bon appétit, je retourne à Litang ».

Les jeunes qui prennent le relais ont une énergie à peu près similaire à celle du chat en plastique posé sur le tableau de bord, dont la tête dodeline mollement de gauche à droite. Les paysages se stabilisent enfin ; les emballages plastiques volent par la fenêtre, les clopes avec. On n’atteint pas Ganzi/Garzê (甘孜/དཀར་མཛེས) pour autant. Les mecs sortent pisser, jettent les bagages sur le côté : « Montez dans ce taxi, il va en ville ». Une voiture pour quatre passagers, valises et sacs à dos empilés sur les genoux.

Arrivés à Ganzi, passer les portes de chez Nate donne l’impression de basculer dans une dimension parallèle. Un monde alternatif en anglais avec pizzas et chocolate cakes maison, où les enceintes de la salle commune, en prise directe avec le ciel, alleluia-isent à longueur de journée. Nate est un pur produit du Colorado, débarqué un beau jour dans le Kham avec femme et enfants – communauté aussi friendly qu’intrigante, tendance vaguement mennonite, gamins en pagaille, prénoms bibliques et dentelles dans les cheveux. Ce qui au final n’intéresse personne, même pas les quelques voyageurs échoués à DzachuSama.

La Ganzi moderne est construite sur le même modèle que la quasi totalité des villes du Kham, l’inspiration limitée à quelques barres d’immeubles beiges et cubes de béton peinturlurés « à la tibétaine ». Par opposition, le vieux quartier a des airs anarchiques.

Le Kham ne se visite pas pour son patrimoine historique : l’Armée populaire de libération et les gardes rouges survoltés se sont chargés de le liquider. Seule reste l’énergie brute des rues, des marchés et des couloirs des monastères, les mains agrippant en silence les poignées des moulins à prières, un tour, deux tours, trois tours, plus parfois pour échapper à la pluie…

Persuadés qu’il y aurait une nunnery3Ou ani gompa, lamaserie/monastère féminin. quelque part entre les plis des vallées, on s’engage à l’ouest de Ganzi à travers les villages, les restes de villages et les enchevêtrements de drapeaux, en évitant d’enjamber les prières. Aucun ani gompa à l’horizon. Rien que des alpages accidentés, deux ou trois troupeaux de yaks et un campement nomade fumant sous le ciel hivernal.

| 9 et 10 mai 2019

Construit au début des années 1980 en marge du grand complexe gelugpa de Darjay Gompa (大金寺), à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Ganzi, Talam Khang (大金寺 旅馆) servait autrefois d’imprimerie. Le temple est resté en l’état, les rayonnages remplis de rouleaux, de textes sacrés et de blocs de bois poussiéreux, en l’absence de bras pour faire tourner la presse. Pour rompre la monotonie et pour ouvrir une fenêtre sur le monde, Jaba accueille depuis quelques années les voyageurs dans sa pension-monastère, sans parler un traître mot d’anglais. On se dit que l’échange va tourner court, qu’on ne dépassera pas le stade des formules de politesse en chinois cassé. Pourtant contre toute attente ça fonctionne, sans sujet, sans verbe ou complément, par bouts de phrases boiteuses et grand renfort de gestes : la France, le Kham, l’hiver glacial sur les hauts plateaux, le voyage à Lhassa en 2008, travesti en touriste. Jusqu’à la fuite mimée du Dalaï-Lama vers l’Inde en 1959, Jaba-Mao roulant de grands yeux furibonds.

Le lendemain, Jaba troque les habits du Grand Timonier contre ceux de Monsieur Preskovic, prêt à nous offrir notre baptême de tsampa. Les doigts malaxent farine d’orge grillée, thé salé et beurre de yak4 Pour les voyageurs fraîchement débarqués en Himalaya (nous les premiers), chaque ruminant croisé au-dessus de 3000 mètres est un yak. Sauf que 1) on trouve presque autant de dzos (espèce croisée) que de yaks, 2) le yak est le mâle de la bande… Parler de « beurre de yak » et de « lait de yak » n’a donc pas réellement de sens, à moins de vouloir déclencher quelques rires gras chez les Tibétains mâles… Pour les adeptes de mots-croisés : la femelle du yak se nomme « dri(mo) » en tibétain, « nak » en népalais. à l’intérieur du bol, façonnant d’approximatives boules de pâte compactes et collantes, ensuite gardées en bouche une éternité. Jaba est formel : il n’y a pas meilleur petit-déjeuner. Pas meilleur en-cas non plus. Et puis parfois pas meilleur dîner…

Puja et beurre rance : Tagong

| 12, 13, 14, 15 mai 2019

On retrouve à Tagong/Lhagang (塔公/ལྷ་སྒང་) des routes plus fréquentées. Chengdu (成都) n’est plus qu’à deux jours de transport via Kangding/Dartsendo (康定/དར་མདོ་), multipliant d’autant les possibilités pour les citadins de s’offrir un shoot d’Om mani padme hum à moindre frais.

Le mot de passe à Tagong, c’est « Angela ». De la même façon que dans l’esprit du voyageur Tibet = R.A.T., Sichuan tibétain = Tagong et Tagong = Angela. L’équation est infaillible et se vérifiera aussi bien auprès de Sasha, croisé une semaine plus tard à Chengdu, qu’auprès de Marine, rencontrée en Inde quelques mois après. Une virée au Sichuan ? « Angela ». Campements nomades et galop dans les steppes ? « Angela… ».

À Tagong, Angela est partout. Dans l’ombre du Khampa Cafe, ouvert en 2010 et cédé quelques années plus tard à un Tchèque, au terme d’une dispute qui électrise encore la ville. Au Khampa Nomad depuis 2014, écolodge planqué dans une vallée à quelques kilomètres de Tagong, au pied des collines. Angela est américaine, mariée à un Tibétain, passionnée autant qu’imprévisible, bête noire des woofers de passage.

Le plan, en débarquant au Khampa Nomad Ecolodge, est de se frotter à la grande aventure « nomadique » : nuits sous la tente avec les bergers, troupeaux de yaks rassemblés en fin de journée, parties de ballon de haute altitude avec des gamins aux joues rouges.

Évidemment, l’hospitalité tibétaine se joue des plans, des guides et des treks de trois jours et deux nuits. Quand, en randonnant sur le plateau, une bergère nous fait signe d’approcher, on se réfugie à ses côtés à l’abri du vent derrière un muret. D’entre les pierres elle dégaine un sachet d’orge moulu, une motte de beurre de dri, attrape une théière sur le feu, délaye la tsampa avec un fond de thé salé et nous tend la mixture. Le bol laborieusement vidé est repris, à nouveau rempli de thé fumant – un énorme morceau de beurre jaune vif plongé à l’intérieur. Angela, à qui on raconte la rencontre quelques heures plus tard, la tête plongée dans une bassine, se met presque à hurler. « Il fallait dire non hors de question, je n’en veux pas ! Repousser fermement le bol. No, no, no way! ».

L’hospitalité tibétaine est redoutable, à s’en retourner les boyaux pendant 24 heures… Mais le cœur heureux, et tant pis pour la nuit sous les étoiles.

Monastère de Tagong

Célébration religieuse (puja) dans la cour du monastère

Danba printanier

| 16 et 17 mai 2019

Le printemps arrive finalement à Danba (丹巴/རོང་བྲག་) avec un mois de retard, quatre semaines après les premiers bourgeons yunnanais de Shaxi. L’altimètre repassé sous la barre des 3 000 mètres, le printemps s’insinue partout. Entre les tours de guet Qiang et les maisons forteresses, sur les marches moussues des escaliers de pierre, dans les greniers ouverts, le long de la Dadu. Printemps dans l’eau claire des torrents, dans le violet des iris, printemps tapi dans les sous-bois, printemps polyphonique coucous-tourterelles-corbeaux.

Dans le lointain résonnent les hélices d’un drone et les bruits de la fête qui, plus bas, s’est emparée du village de Zhonglu (中路). Les visiteurs circulent à travers les géants de pierre endormis, se pressent le long des stands, grimpent sur les chemins pavés. Un groupe d’hommes venus de Chengdu entame la conversation en anglais. L’un, pointant du doigt le monastère tibétain attenant, juge bon de nous préciser les choses : « Un monastère tibétain ». Hochements de tête polis. « Et sur le mur, Mo’erduo, la divinité locale ». Re-hochements de tête polis. « Mais si vous voulez prier, il faut faire le tour de ce moulin à prières là ». L’homme s’arrête, satisfait, nous dévisage puis empoigne la poignée métallique et entraîne le moulin à sa suite. Dans le sens anti-horaire. À contresens.

Le printemps à Danba arrive tard.

Pour aller plus loin

– Le Dragon au Pays des Neiges –

Que les territoires du Kham et de l’Amdo soient culturellement et ethniquement tibétains, on ne tardera pas à s’en rendre compte. Mais pour trouver trace d’un Tibet unifié, englobant les trois « régions traditionnelles », il faut remonter loin dans le passé, au IXe siècle, à l’apogée de l’empire tibétain. Jamais plus par la suite Kham et Amdo ne seront rassemblés sous la bannière d’un seul grand roi, ni même, dans le cas de l’Amdo, placé sous l’autorité directe des dalaï-lamas. L’Amdo est incorporé à l’empire mandchou dès 1724, puis le Kham oriental intégré de force dans la nouvelle province du Xikang en 1907, fondue dans la province du Sichuan en 1955. Difficile donc d’attribuer au régime communiste le morcellement d’un Grand Tibet qui, au moment de l’annexion du Tibet Central en 1950, avait depuis longtemps disparu sous les coups de boutoir des Mongols, des Mandchous, de la République de Chine et… des Khampas eux-mêmes, farouchement indépendants et hostiles à Lhassa.

Mais si le découpage des frontières du Tibet n’est pas directement imputable à la République Populaire de Chine, la politique de sinisation à marche forcée engagée par les communistes n’en a pas moins favorisé une nouvelle forme de fragmentation : propagande crachée par les hauts-parleurs des villages au petit matin, enfants séparés de leurs parents et enfermés dans des écoles-prisons construites pour dispenser une éducation calibrée par Pékin, camps de rééducation pour criminels surpris avec drapeaux tibétains et photos du dalaï-lama sur téléphone, passeports confisqués, sens de circulation inversés pour couper court à toute kora, date du nouvel an alignée sur celles des festivités chinoises… La liste se poursuit indéfiniment, sur un schéma depuis dupliqué au Xinjiang. Étouffer, faire taire, rééduquer, assimiler.

– Permis or not permis ? –

Amdo et Kham ont beau faire les frais de cette politique discriminatoire au même titre que le Tibet Central (R.A.T.), la surveillance n’en reste pas moins « allégée ». En d’autres termes, il est tout à fait possible de voyager au Qinghai et dans l’ouest du Sichuan sans permis particulier ni avoir à être accompagné d’un guide.

Pour cette raison précise, beaucoup considèrent aujourd’hui les deux régions du Kham et de l’Amdo comme « plus tibétaines » que le « Tibet » (R.A.T.) lui-même, celles-ci étant à la fois plus ouvertes et paradoxalement plus éloignées du tourisme de masse qui sévit aujourd’hui à Lhassa – l’existence d’un Tibet en dehors du Tibet n’étant au fond connue ni par les voyageurs « occidentaux » ni par les foules de Chinois qui chaque année s’élancent sur le « toit du monde ».

– A l’assaut du Kham –

Tout le Kham est potentiellement trekkable et explorable à l’envie. Seulement, pas facile de s’y retrouver quand on voyage en indépendant, sans pouvoir compter sur le web et avec une liste de lieux tirés au hasard par le Lonely Planet, impossible parfois à rallier entre eux. Voyager dans le Kham implique de prendre son temps, d’accepter l’imprévu et l’inconfort qui va (parfois) avec… En contrepartie, le Sichuan offre parmi les plus beaux paysages de Chine et une plongée extraordinaire dans le monde tibétain, sans filtre, sans contrefaçon, sans Instagrammers et 100% pur yak.

| De Shangri-La à Daocheng

Un bus à destination de Daocheng (稻城/འདབ་པ་) quitte Shangri-La (香格里拉) tous les matins aux alentours de 8 h. Les billets peuvent être réservés la veille directement à la gare routière, tout au nord de la ville (133 yuans par personne). Tous les bus empruntent désormais la « nouvelle » route – étourdissante – passant par Guxue (古学) et Dongwang (东旺), et non plus la route de Gezan (格咱). Attention deux arrêts, grosso modo avant Qingmai (青麦) et au nord de Chitu (赤土), permettent aux voyageurs concernés de changer de bus et de poursuivre directement vers Xiangcheng/Xiangbala (乡城/ཕྱག་འཕྲེང་) ou vers la réserve de Yading. 8 heures après avoir quitté Shangri-La, on est finalement trois à descendre à Daocheng.

| Daocheng

Sur Daocheng même, seul l’immense chorten au nord de la ville peut constituer un but de « visite ». Louer des vélos permet d’explorer facilement les villages alentour, mais pas d’atteindre les monastères de Bangpu (蚌普寺) et Rewu (热乌寺), trop éloignés (30 km au nord pour l’un, 15 km au sud pour l’autre, mais au bout d’une interminable route en épingle).

  • Une chambre : Zishuo Zihua Guest House. La localisation donnée par Booking et Maps.me est fausse : la guesthouse se trouve au nord-ouest de la ville, de l’autre côté du ruisseau, à droite après avoir traversé le petit pont et au fond d’une allée. Incompréhensible balancé comme cela mais interrogez les quelques passants qui traînent dans le coin et vous serez conduits à bon port. Un pick-up est en théorie possible à la gare de bus. La gérante parle anglais.
  • Une cantine : Shambhala Restaurant (香巴拉), sur la gauche peu après le croisement avec la rue marchande piétonne, en descendant Bo Wa Jie (波瓦街) vers le sud. Les dumplings y sont délicieux, comme les plats à base de champignons.
  • Quitter Daocheng : un bus partirait vers Litang chaque jour aux alentours de 6 h du matin. Le plus simple est encore de trouver une place dans un des minivans qui circulent entre les deux villes. Demandez à l’hôtel de vous réserver un siège la veille et vous éviterez d’attendre des heures à la gare de bus que la voiture se remplisse. Compter environ 60 yuans par personne et 2 heures à 2 heures 30 de trajet.
  • Daocheng sert principalement de porte d’entrée à la réserve de Yading, située à une centaine de km plus bas et présentée comme « l’une des plus belles réserves de Chine » – à tel point que la localité de Riwa, à 35 km au nord de Yading, a à son tour été rebaptisée Shangri-La/Xianggelila. Moins connue que le parc naturel de Jiuzhaigou, également au Sichuan, Yading n’en est pas moins l’un des spots les plus courus de la région. Par peur de la sur-fréquentation et pour éviter de s’acquitter d’un droit d’entrée prohibitif, on a volontairement fait une croix dessus. À tort peut-être, ne serait-ce que pour effectuer la kora du Chenresig…

| Litang

La ville qui a vu naître les 7e et 10e dalaï-lamas continue d’occuper une place à part dans le monde tibétain, à la fois lieu de pèlerinage animé et irréductible foyer d’insurrection. Depuis quelques années, Litang attire également à elle un petit contingent de touristes en route vers Lhassa ou vers le Yunnan, pas tous conquis par l’aspect poussiéreux de la ville… Certains quartiers ont été « restaurés » avec empressement et le monastère principal, bombardé au cours du siège de 1956, reconstruit sans grande subtilité… Il n’empêche que Litang conserve une saveur particulière.

D’un point de vue « touristique », le Stupa garden (Parc du temple blanc), l’ancienne résidence du 7e dalaï-lama, le Chöde gompa et le marché couvert méritent tous le détour. Pour le reste, Litang se parcourt surtout le nez au vent : à travers les steppes de Maoya (毛垭大草原 – à une trentaine de km à l’ouest de Litang, sur la route de Batang), du côté des Sister Lakes (海子山姊妹湖 – après Maoya, en direction de Batang, dans la réserve naturelle des monts Haizi), à flanc de collines…

La région accueille également le Litang Horse Festival, l’un des principaux festivals équestres du Kham, organisé chaque été en l’absence de troubles politiques…

Enfin, la ville abrite un ou deux lieux d’inhumation céleste, des « bird burials » qui, aussi « fascinants » soient-ils, restent avant tout des lieux sacrés et non des attractions touristiques !

  • Une chambre : le Potala Inn dépanne. Évitez seulement de regarder les avis sur Tripadvisor avant de partir…
  • Une cantine : le « special dumplings », épinglé sur Maps.me à deux pas du marché, n’a certes rien d’un gastro mais on y mange très bien.
  • Quitter Litang : pour Daocheng (2 heures à 2 heures 30 de trajet, 60 yuans/personne) et Ganze (6 heures, 120 yuans/personne), ce sont essentiellement des minivans qui assurent la navette. Ceux-ci ne partent qu’une fois remplis, ce qui prendre plusieurs heures… Acheter des billets de bus pour Kangding ne doit pas poser beaucoup plus de difficultés.

| Ganzi

La ville moderne, commerçante, n’a pas d’attrait particulier, à la différence du vieux quartier tibétain. Ajoutez à cela des monastères en pagaille, des paysages extraordinaires et une culture tibétaine bien vivante, et vous comprendrez pourquoi Ganzi constitue l’un des points de chute les plus agréables pour explorer le Kham.

  • Une chambre : le DzachuSama Hostel & Cafe comprend un dortoir et quelques chambres doubles. L’endroit n’est pas exactement typique mais Nate est sympa et de bon conseil pour explorer la région.
  • Une cantine : dans le vieux quartier, la petite boutique qui fait face au « small temple hidden inside cave » (sur Maps.me) propose d’excellents baozi, pains et soupes de nouilles.
  • Quitter Ganzi : le stop fonctionne très bien et vous n’aurez aucun mal à trouver un véhicule pour partir soit vers Derge, soit vers Kangding. Un bus quitte également Ganzi chaque matin à 6 h 30 pour Tagong, et arrive 6 heures plus tard. Coût : 96 yuans.

| Monastères de Darjay Gompa et Talam Khang

Le bus 12 permettrait de rejoindre le monastère de Darjay Gompa directement depuis le centre de Ganzi. On a eu beau l’attendre 2 heures, on n’en a toutefois pas vu la couleur. A défaut, comptez 60 yuans en taxi « privé » et 10 yuans en taxi collectif (et bien souvent en « stop »…) pour vous rendre sur place.

La petite pension-monastère de Jaba (Talam Khang) se trouve un peu en retrait à l’ouest du grand monastère de Darjay Gompa, à une dizaine de minutes à pied. Le dortoir est sommaire mais propre et pas inconfortable pour autant. Les sources d’eau chaude de l’autre côté de la rivière font office de bain public – et de station de lavage pour motos… Dommage que les environs soient jonchés de déchets.

La plupart des visiteurs ne passe qu’une journée/nuit à Talam Khang. Cela dit, la vallée est si belle et compte un tel foisonnement de monastères qu’il est tout à fait possible de s’attarder deux jours entiers sur place.

| Tagong

Tagong a beau être l’étape la plus « touristique » de ce parcours, elle reste malgré tout relativement éloignée du tourisme de masse qui sévit ailleurs au Sichuan – hors Kham.

  • Une chambre/une cantine : si le Khampa Cafe, fondé par Angela, a longtemps été l’adresse de référence à Tagong, le lieu a depuis perdu une bonne partie de son charme. Les chambres sont froides et les salles de bain franchement crades. Pas sûr que la propreté soit irréprochable au Himalayak voisin, en revanche le propriétaire est un type passionnant et les momos y sont parmi les meilleurs du Kham (disons au moins les meilleurs que l’on ait mangés dans le Kham…). La Jya Drolma et Gayla’s Guesthouse a elle aussi été reprise par les propriétaires du Khampa Cafe et n’est plus ouverte que ponctuellement, quand le Khampa affiche complet.
  • Loger sur Tagong même ne présente pas beaucoup d’intérêt et si l’on aventure dans le coin, c’est avant tout pour Angela et pour le Khampa Nomad Ecolodge, splendide bâtisse construite dans une vallée à une dizaine de kilomètres du centre-ville. Pour en savoir plus sur les lieux et les excursions possibles, consultez directement le site de l’écolodge. Les quelques articles écrits par Angela, bruts et incisifs, permettent de mieux comprendre la philosophie du projet, tout en offrant un point de vue intéressant sur la culture tibétaine.
  • Que faire à Tagong ? Pour tout ce qui est excursion à cheval ou nuit chez l’habitant, le mieux est encore de s’adresser à Angela. Il est néanmoins tout à fait possible de se balader dans les environs de la ville sans guide. L’excursion la plus populaire consiste à rejoindre le monastère de Jinlong et la nunnery toute proche en coupant à travers d’immenses pâturages. Comptez environ 2 heures de marche, Maps.me à l’appui. Vous n’aurez ensuite aucune difficulté à regagner Tagong en stop. Plus proche du centre-ville, le Miya Golden Stupa est intrigant vu de l’extérieur – mais c’est à peu près tout.
  • Quitter Tagong : Angela, Max du Khampa Cafe ou le propriétaire du Himalayak vous renseigneront sur les horaires de bus. Pour Danba, un minibus quitte la ville chaque après-midi aux environs de 14 h (40 yuans/personne ; 3 heures de trajet).

| Danba

Si la majorité des voyageurs préfère regagner Chengdu (ou inversement, rejoindre l’ouest du Sichuan) via Kangding, Danba constitue pourtant une alternative intéressante. La vallée est constellée de tours de guet médiévales et de vieux villages de pierre juchés à flanc de montagne. Jiaju (甲居), Zhonglu (中路) et Suopo (梭坡) ont récemment gagné leurs lettres de noblesse, mais la richesse de la région ne se limite pas à ces trois bourgs tibétains, loin s’en faut.

  • Une chambre : un village comme celui de Zhonglu (中路) ne compte pratiquement plus que des chambres d’hôtes. Sans parler mandarin, il vous sera difficile de réserver en amont, même si Booking propose quelques pistes. Le plus simple est de se lancer dans un tour du village et de trouver un hébergement sur place. Loger sur la « grande ville » de Danba permet de rayonner facilement dans la région, en revanche celle-ci manque sérieusement de charme. Le Zhaxi Zhuokang Backpackers Hostel compte quelques chambres moyennes mais a au moins le mérite d’être bien situé, et le personnel parle un peu anglais. Enfin, le village de Buke (布科), placé à l’écart des chemins touristiques, possède un hôtel de charme (Herui Buke Yard Inn), mais la zone est difficilement explorable sans être motorisé.

– Poursuivre l’exploration du Kham –

L’objectif initial était d’atteindre Yushu (玉树), dans la région du Qinghai, un projet finalement abandonné par manque de temps. Avec 3 semaines ou plus à consacrer au Kham, poussez donc jusqu’à Manigango (马尼干戈), le lac Yihun Lhatso, Dege (德格/སྡེ་དགེ་), Baiyu/Pelyul (白玉/དཔལ་ཡུལ་), la vallée de Dzongsar (une rando de quelques jours peut valoir le coup avec un guide), le monastère de Dzogchen (རྫོགས་ཆེན་དགོན།) ou Sershu (石渠/སེར་ཤུལ་)…

Le site Land of Snows est l’un des plus complets pour découvrir la région. Vous devriez pouvoir y récupérer le contact d’agences locales afin d’organiser des treks, prendre des chemins de traverse ou partir à la rencontre des nomades.

Enfin, si vous parvenez à négocier avec les loueurs et si vous vous sentez en confiance, parcourir la région à moto est peut-être la meilleure option qui soit pour découvrir le Kham, en prenant comme base les étapes citées plus haut.

| Un mot sur Yachen Gar et Larung Gar

Les villages monastiques de Yachen Gar (Baiyu) et Larung Gar (Sertar) sont interdits d’accès aux étrangers. Les chauffeurs de taxi vous indiqueront peut-être le contraire : à moins de vouloir vous heurter aux autorités chinoises et d’être ramenés manu militari vers Kangding ou Chengdu, pas la peine de jouer les aventuriers… La situation est tendue au sein des deux centres académiques bouddhistes, cibles des bulldozers ces deux dernières années pour des questions « de rénovation et d’urbanisation » – avec programmes de ré-éducation patriotiques généreusement dispensés aux expulsés en complément…

| Et sur France Culture

  • Vous pouvez écouter cet entretien de 1954/1955 entre Alexandra David-Néel et l’écrivain Michel Manoll (« Le Tibet tel que je l’ai vu »), qui revient sur l’histoire de la « province du Tibet », les différents mondes tibétains, le Grand Jeu russo-anglais, les tensions entre pro-Britanniques et pro-Chinois dans la première moitié du XXe siècle, l’organisation du pouvoir politique à Lhassa, le rôle du Dalaï-lama etc.

Sichuan tibétain – mai 2019

4 Comments

  • FabGreg

    « schéma rappelant celui inventé au Xinjiang. Étouffer, faire taire, rééduquer, assimiler. »

    C’est l’inverse : l’actuel chef du PCC au Xinjiang, Chen Quanguo, fut au même poste en TAR jusqu’en août-16. Applique au Xinjiang les méthodes auparavant rodées au TAR, en y ajoutant les technologies à l’état de l’art. Depuis, l’ordre règne… façon Orwell.

    Pour le Grand Jeu au Tibet, lire « Trespassers on the Roof of the World: The Race for Lhasa » de Peter Hopkirk, complémentaire de son excellentissime « The Great Game: On Secret Service in High Asia ». Toujours du même auteur, il y a de quoi rêver du désert du Taklamakan en lisant « Foreign Devils on the Silk Road: The Search for the Lost Cities and Treasures of Chinese Central Asia » (a été traduit en français). Chaque livre rapporte l’Histoire d’une manière passionnante tout en étant extrêmement bien documenté. Une qualité trop rare chez un journaliste.

    En sus du nord du Yunnan et de l’Est du Sichuan, le monde tibétain peut aussi s’approcher au Qinghai et au Gannan (sud-ouest du Gansu). Avec parfois la surprise d’y croiser subrepticement des portraits de l’actuel Dalai Lama.

    Bravo pour l’ensemble de vos textes, bien rédigés et riches d’informations. Je serais bien curieux de lire la suite de vos aventures… si vous en trouvez le temps.

    Fabrice
    partageant votre enthousiasme pour PhoWinTaung au Myanmar

    • Fanny

      Merci pour ce commentaire précis et instructif !
      Pour ce qui est du Xinjiang, je ne pensais pas qu’il y avait effectivement corrélation. Le parallèle – maladroit du coup – servait surtout d’illustration, la situation au Xinjiang étant davantage « documentée »/dénoncée ces derniers mois. Je vais donc corriger cela.

      J’ai Hopkirk en vue depuis le premier voyage en Asie Centrale il y a 3 ans, hâte de découvrir son travail !

      Et puis pour la suite du blog… elle viendra. Il faut juste que j’évite de passer 1 mois à écrire le moindre article…

      À bientôt !

  • FabGreg

    « notre baptême de tsampa : farine d’orge grillée, thé salé et beurre de yak. Les doigts malaxent, malaxent à l’intérieur du bol, façonnent d’approximatives boules de pâte compactes et collantes, toutes gardées en bouche une éternité. »

    La tsampa, c’est la seule farine d’orge grillée. La recette que vous présentez correspond à ce qui est appelé « phemar » au Ladakh.

    Fabrice

    • Fanny

      Exact pour la tsampa ! Pourtant même sur le plateau tibétain, on nous a toujours parlé de « zanba » pour désigner la recette – peut-être par facilité ou habitude avec les étrangers de passage (enfin, c’est l’impression que j’ai eue… les échanges en chinois étaient encore plus chaotiques qu’à l’accoutumée…). En tout cas nous l’avons bien préparée et mangée de cette façon au Sichuan. Au Ladakh la préparation était toute faite, je n’ai pas pu voir si la recette différait ou non.

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