Boukhara – Au cœur de la Transoxiane
Il fallait autrefois plus d’une semaine aux caravanes pour atteindre les rives de l’Amou Daria depuis la Perse, contourner le désert du Kara-koum (« sables noirs ») et parvenir aux portes des immenses cités-oasis de Transoxiane (« [terre] au-delà du fleuve Oxus », « Mawarannahr » en arabe à partir du IXe siècle).
Depuis Khiva, il faut compter pas loin de 6 heures pour engloutir les 450 km d’asphalte (ou de non-asphalte) à travers les sables rouges du Kyzyl-Koum. Le long de la route : des chameaux, des chèvres, des vélos, des voitures en sens inverse, poussées par des hommes chauffés à blanc. Quelques villages bas et gris. Des tuyaux de gaz ininterrompus. À intervalles réguliers, des stations de Metan et Propan permettant un énième réapprovisionnement en gaz1En Ouzbékistan les voitures roulent au gaz. Le chauffeur s’arrête en amont de la zone de plein, débarque les passagers à l’ombre du bloc de béton servant de supérette et de toilettes publiques – version moderne de la tchaïkhana, sans thé et sans topchan2 Grande plateforme surélevée, recouverte de tapis et de coussins, avec en son centre une table basse autour de laquelle les convives prennent place – pour boire le thé, manger etc.sur lequel s’affaler. Sans importance : l’ombre bétonnée nourrit les conversations comme n’importe quelle maison de thé et en Ouzbékistan comme dans toute l’Asie Centrale, quelques minutes suffisent pour se retrouver au centre de toutes les attentions.
Ancien point névralgique de la « Route de la soie », Boukhara affiche un Curriculum Vitae aussi flamboyant et vertigineux que le minaret Kalon qui sert de marqueur à la ville : expérience pluri-millénaire, reconnaissance UNESCO pour 140 de ses monuments, label « pluralisme religieux +++ » pour une cohabitation réussie entre zoroastriens, nestoriens, bouddhistes, manichéens et juifs, dispositions artistiques remarquables (avec un penchant très net pour l’enluminure et la broderie), félicitations du jury avec octroi d’une mention spéciale « pilier de l’islam » pour un engagement théologique sans faille entre les IXe et XVIe siècles.
La ville qui vit naître Avicenne, le plus grand médecin de l’époque médiévale, comptait autrefois parmi les plus prospères au monde. Désignée capitale de la dynastie perse des Samanides, Boukhara devient l’un des centres majeurs de la culture islamique au Xe siècle, rivalisant sans peine avec Bagdad, Le Caire ou Cordoue. Ses médersas forment les plus grands érudits du moment, sa bibliothèque capte tous les regards.
La cité est ravagée par les troupes de Gengis Khan au XIIIe siècle, puis intégrée à l’empire timouride en 1370, entamant une longue période de déclin au profit de Samarcande. La ville renaît finalement sous l’influence des Chaïbanides ouzbeks au XVIe siècle et devient capitale du khanat de Boukhara. Son tissu urbain est depuis resté pratiquement inaltéré.
Tout comme Khiva et Samarcande, Boukhara est un océan de mosquées majestueuses, de bazars animés, de palais vernissés, de mausolées, d’écoles coraniques couronnées de dômes bleutés et d’anciens caravansérails. Inévitablement, les trois anciennes cités-oasis ont également en commun les traits liftés des villes-musées happées par le tourisme. Il n’empêche qu’à Boukhara, la frontière avec les faubourgs populaires reste poreuse : pas de remparts ni de ville extérieure, pas de mur érigé pour tenir à distance. Il suffit d’un pas de côté…
Tchor Minor
À l’écart du centre-ville, et dissimulées au milieu des ruelles du vieux quartier, les quatre tours purement décoratives de Tchor Minor (« quatre minarets » en tadjik) servaient de portail d’entrée à une ancienne médersa (école coranique – XIXe). Chacune devait symboliser une ville : Termez, Denov, Kounia-Ourguentch, La Mecque. Le lieu, reconverti en boutique, a aujourd’hui des airs de caverne d’Ali Baba. Un escalier conduit sur le toit (sans intérêt).
Liab-i-Khaouz
Littéralement « autour du bassin » (époque chaïbanide XVIe/XVIIe siècle). Deux medersas, une khanaka (qui accueillait les derviches pèlerins) et une série de tchaïkhanas (maisons de thé) encadrent le bassin central de Liab-i-Khaouz. Boukhara comptait autrefois près de 200 de ces bassins de pierre (khaouz) qui, en plus de prodiguer une fraîcheur appréciable, servaient tout à la fois de lieu de cuisine et de toilette. Les Russes en asséchèrent la majorité au XXe siècle, mettant fin aux problèmes récurrents d’épidémies. Le bassin et l’ombre des mûriers centenaires de Liab-i-Khaouz servent toujours de lieu de rendez-vous à la population boukhariote – et aux groupes de touristes à peu près aussi nombreux.
MÉdersa Nadir Divan-Begi
Oiseaux fantastiques (les immenses simurgh des mythes persans) et soleil anthropomorphe – entorse faite à la règle sunnite interdisant toute représentation figurée. L’histoire raconte qu’au moment de l’inauguration, le khan prit pour une médersa ce qui devait devenir un caravansérail, entraînant une transformation de dernière minute de l’ensemble…
Magoki Attori
Une première mosquée est établie au IX siècle à l’emplacement d’un temple zoroastrien dédié à la lune (Ve), lui-même adossé à un ancien marché aux herbes et aux épices et un temple bouddhique. Reconstruite au XIIe siècle par les Kara-Khanides (elle en conserve le portail sud), le mosquée est à nouveau remaniée au XVIe. Aujourd’hui partiellement enterrée, elle abrite un petit musée consacré aux tapis.
Maison-musée de Fayzulla Khodjaev
Demeure bourgeoise du XIXe siècle aux somptueux murs de gantch (plâtre sculpté). Issu d’une famille de riches marchands boukhariotes, Fayzulla Khodjaev embrassa la cause djadidiste (réformisme islamique au sein de l’empire russe), fonda le parti des Jeunes Boukhares, prit appui sur les Bolchéviques pour renverser l’émir Alim Khan, présida la République populaire de Boukhara, avant d’être liquidé lors de la grande purge stalinienne de 1938. Ce qui en fait, aujourd’hui encore, l’un des personnages les plus controversés de la ville…
Bazars
Quatre immenses coupoles marchandes chapeautaient autrefois un dédale de bazars spécialisés (changeurs, chapeliers, bijoutiers…), aujourd’hui pris d’assaut par les ateliers de coutellerie, les vendeurs d’étoffes, de suzanis et de miniatures persanes.
Médersas Ulugh-beg et Abdul Aziz Khan
Respectivement des XVe (période timouride) et XVIe siècles – plus ou moins reconverties en boutiques de souvenirs/entrepôts…
Ensemble Po-i-Kalon
Le « joyau » de Boukhara. D’un côté la médersa Mir-i-Arab (XVIe siècle), toujours en activité, coiffée d’étincelantes coupoles turquoises ; de l’autre l’imposante mosquée Kalon (XVIe également) tapissée de faïences – l’une des seules cours de la ville non infiltrées par les vendeurs de souvenirs. En surplomb, les 47 mètres du minaret de briques cuites le plus connu du pays (XIIe), miraculeusement épargné par Gengis Khan et ancien point de repère pour les caravanes à la sortie du désert.
Citadelle de l’Ark
Retranchée derrière d’épaisses murailles sur une colline artificielle d’une vingtaine de mètres de hauteur, la citadelle de l’Ark servit de lieu de résidence aux émirs de la ville entre le Ve et le XXe siècle. L’édifice actuel, au trois quart détruit par l’armée bolchévique en 1920, dans lequel vivaient près de 3 000 personnes, date du XVIIIe. Les anciens appartements et bâtiments de la forteresse ont pour la plupart été reconvertis en musées. De l’autre côté de la place, l’immense iwan de la mosquée Bolo Khaouz (XIXe siècle) repose sur une vingtaine de piliers de bois aux stalactites éclatantes.
Mausolée d’Ismaël Samani
Chef d’œuvre de l’architecture musulmane du Xe siècle, le mausolée d’Ismaël Samani (fondateur de la dynastie « samanide », qui porta Boukhara à son zénith) est le monument le plus ancien de la ville. Enseveli sous la terre durant des siècles, il échappa au radar mongol au XIIIe et ne fut finalement redécouvert qu’en 1930 par un archéologue soviétique.
Si Boukhara et Samarcande tombèrent dans l’escarcelle ouzbèke lors du découpage arbitraire de la carte centrasiatique par Staline, l’une comme l’autre présentaient pourtant un profil tadjik. En raison de leur démographie, d’une part, de leur histoire de l’autre – les deux villes ayant été façonnées par la langue et la culture persane. Le Tadjikistan, seul « -stan » de langue iranienne, attribue à Ismaël Samani la fondation du premier État tadjik. Au point d’avoir basculé depuis l’indépendance dans une sorte de « samanido-mania », rebaptisant à son nom aussi bien l’ancien pic du Communisme (point culminant du pays, à 7495 mètres) que la monnaie nationale (« somoni », translittération de « samani » en tadjik moderne). Bref Boukhara est ouzbèke pour les Ouzbeks, tadjike pour les Tadjiks et débrouillez-vous avec tout cela.
Visiter Boukhara : informations pratiques
- Boukhara s’écrit Buxoro en ouzbek, Бухара en russe, et se prononce « à l’espagnol » « bujara » (jota et -r roulé).
- Le Bukhara Photo Gallery (ou « Centre pour le développement de la photographie créative ») expose d’intéressants clichés du photographe Shavkat Boltaev, mettant en avant les populations juives et tziganes locales.
- En dehors du centre-ville, et avec un peu plus de temps, on aurait volontiers exploré le mausolée Bahaouddin Naqshbandi, le palais d’été des émirs ou la nécropole Chokr Bakr.
- Les édifices de Boukhara sont probablement plus impressionnants encore que ceux de Khiva. En revanche, ce que la ville gagne en beauté, elle le perd parfois en poésie, en partie à cause de l’omniprésence de vendeurs et rabatteurs… Comme dans pas mal de coins de la planète, attendez-vous à payer plus cher que les locaux (ou à payer tout court) et à débourser quelques soums supplémentaires pour pouvoir prendre des photos. Vous vous apercevrez vite une fois à l’intérieur que personne ne vérifie quoi que ce soit et surtout que tout le monde se sert de son téléphone/appareil photo…
- La vieille ville a aujourd’hui renoué avec son passé commerçant. Adressez-vous à Rakhmon Toshev pour faire l’acquisition de suzanis, à Davlat Toshev ou Davron Toshev pour celle de miniatures, ou encore à Ulughbek Mukhamedov (mosquée Bolo Khaouz) pour de splendides aquarelles.
- Une chambre : Amir Yaxyo. Simple mais très propre, dans un quartier calme à mi-chemin entre Chor Minor et le centre-ville. Le vrai point fort de l’endroit est l’accueil réservé par la famille, qui sans parler un mot d’anglais, fait son possible pour que tout se passe pour le mieux. Plus exactement, le fils parle anglais mais pas les parents, que vous croiserez le plus souvent. Aucun problème : les applis de traduction font des merveilles. Enfin un conseil : ne passez pas à côté du plov familial. L’un des meilleurs goûtés en Ouzbékistan.
- Une table : le centre-ville a beau être touristique, on y trouve de très bons restaurants. On vous recommande tout particulièrement le restaurant de l’hôtel Lyabi House, Ayvan Restaurant, ainsi que le Minzifa.
Boukhara – mai 2019