Ferghana, côté ouzbek
Rien n’est simple en Asie Centrale. Ni l’histoire, ni la sociologie, et encore moins le découpage territorial façon puzzle, sorti droit de la chapka soviétique au début des années 1920. Comme si le tableau n’était pas déjà assez touffu, il faut en plus imaginer au milieu de tout cela un lieu plus embrouillé encore que tous les autres : la vallée de Ferghana – le « cœur battant » du continent.
Au cœur (morcelé) de l’Asie Centrale
Le Ferghana, qui n’a de vallée que le nom, est une vaste plaine partagée entre trois États : l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizstan. Située au carrefour des anciennes routes commerciales et diplomatiques, la région fait office de « trait d’union » entre l’Orient et l’Extrême Orient pendant près de deux millénaires – zone tampon matérialisant la limite d’expansion des empires. À l’ouest : la Perse et le monde arabe. A l’est : l’Empire du Milieu. Entre les deux, un point de passage pris en étau entre le massif des Tian Shan et la chaîne montagneuse du Pamir Alaï : la vallée de Ferghana.
Derrière la vitre arrière du taxi qui nous conduit de Tachkentà Kokand, le Ferghana apparaît d’abord comme une succession quasi ininterrompue de champs et de vergers. Pêchers, abricotiers, cerisiers, vignes, bouleaux, peupliers, champs de coton, de maïs et de tournesols défilent le long des routes, égayés par les tâches roses éparses formées par les acacias de Constantinople en fleurs. À la profusion horticole répond celle des stands entassés sur le bas côté, vendeurs de pastèques et vendeurs d’abricots se relayant sur plusieurs dizaines de kilomètres. Le ballet se poursuit jusqu’à l’entrée des villes.
L’asphalte est le royaume des minivans « Damas » surchargés, des carrioles tirées par des ânes, des Chevrolet et des cyclistes – pour l’essentiel masculins. Les femmes, elles, occupent les sièges des taxis collectifs, apprêtées, maquillées, vêtues de robes à imprimé ikat et de foulards de soie colorés, sourcils noirs soulignés au crayon et sourires ponctués de dents en or.
À l’approche des villes, champs et arbres fruitiers laissent place à d’imposantes forêts de pylônes électriques, usines et quartiers périphériques gris, rappelant que le Ferghana, en plus d’être la première zone agricole d’Ouzbékistan (et notamment la principale zone de production du coton), est aussi une vallée industrialisée accueillant plus du tiers de la population.
De tout temps, le Ferghana s’est illustré comme une région à part. C’est dans la vallée que les Chinois venaient chercher les précieux chevaux-dragons qui « suaient le sang », seuls capables de faire face à la cavalerie nomade venue du Nord – comme l’étaient les montures tibétaines au cœur des échanges de la « Route du Thé et des Chevaux ». C’est aussi de la vallée de Ferghana qu’était originaire Babur, petit-fils de Timur/Tamerlan qui, après avoir échoué par deux fois à conquérir Samarcande, mit cap vers les Indes pour fonder la dynastie moghole en 1526.
Aux XIXe et XXe siècles, la région devient un redoutable foyer de révolte contre le pouvoir russe et soviétique, puis contre celui tout aussi éprouvant des gouvernements nationaux après l’indépendance.
Kokand
Kokand est le dernier des trois khanats ouzbeks à être absorbé par l’empire russe au sein de la province du Turkestan en 1875. Fin 1917, de jeunes nationalistes musulmans, imprégnés de philosophie jadid1Mouvement jadid, ou jadidisme : mouvement musulman né en réaction à l’impérialisme russe, se positionnant en faveur d’une réforme de l’éducation et d’une modernisation du pouvoir religieux ou acquis au mouvement basmachi, proclament l’institution d’un gouvernement autonome. Ce dernier est renversé en février 1918 et 25 000 Kokandis sont massacrés, sonnant le glas des espoirs de coexistence pacifique entre la population et les bolcheviks.
Profondément cosmopolite (Ouzbeks, Kirghiz, Tadjiks, Russes, Koryo-Saram, Allemands, Tchétchènes, Tatars, Meskhètes se partagent, ou se sont partagés, les lieux…), la vallée de Ferghana ne s’est jamais remise de son charcutage territorial, ni de son découpage artificiel en groupes ethniques.
Fragilisée par le pouvoir soviétique et par les indépendances, la région s’embrase à intervalle régulier. C’est le cas une première fois en 1989, lorsqu’une série de pogroms éclate à l’encontre des Meskhètes turcophones. Puis en mai 2005, avec la répression dans le sang de manifestations organisées à Andijan (Ouzbékistan), au prétexte de lutter contre une insurrection islamique. Et à nouveau en 2010, quand surviennent de violents affrontements entre Kirghiz et Ouzbeks à Och (Kirghizstan), qui se soldent par l’exil de près de 200 000 personnes vers l’Ouzbékistan.
Résultat, le Ferghana n’est aujourd’hui rien de plus qu’une région « conservatrice et retardée » pour le fils du grand maître potier Rustam Usmanov, profondément remonté contre ses voisins ferghans qu’il juge « peu éduqués et pas franchement progressistes ». Pourtant, ceux qu’il déteste par dessus tout, ceux qui réellement le mettent hors de lui, ce sont les nouveaux riches ouzbeks flambeurs et arrogants, « aussi vulgaires que des Russes ». Usmanov fils n’a pas la langue dans sa poche et quelques questions suffisent pour le lancer dans une analyse au vitriol de la politique de son pays. Avec un certain optimisme malgré tout : Karimov enterré (en 2016), le pays peut enfin respirer et les mafias locales – hommes politiques, police, concessionnaires automobiles Chevrolet – cesser de tyranniser la population.
Richtan : épicentre de la céramique ouzbèke
Il n’empêche que comme à Forish, chez Sher, dans la région de Nurata, la petite ville de Richtan – où sont installés les Usmanov – est un amoncellement de gravas. Le « renouveau » de l’Ouzbékistan passe par le lifting forcé de ses centres urbains, et la poursuite d’un hygiénisme triomphant hérité de l’époque soviétique. Exit donc les façades colorées des maisons, les murs de guingois et les enchevêtrements de ruelles : Richtan, en ce début juin 2019, est un défilé de maisons éventrées, noyées dans la poussière.
Pour épargner l’atelier ouvert par le maître Rustam Usmanov en 1996, il a fallu se placer sous la protection du Président, qu’ici tout le monde appelle « le Boss ». La commande du Boss, une gigantesque frise en céramique, devra être livrée au plus tard au mois d’août. Après, advienne que pourra… : ou bien la maison familiale sera sauvée, ou bien il faudra reculer façade et bâtiments de trois bons mètres par rapport à la rue.
La production de céramique est une des traditions artistiques les plus anciennes du Ferghana, et de la petite localité de Richtan plus particulièrement, d’où proviennent 90 % des pièces vendues en Ouzbékistan. Si Richtan compte pas loin d’un millier de potiers, dont le savoir-faire se transmet de génération en génération depuis des siècles, peu d’entre eux sont reconnus comme de véritables maîtres-artisans. C’est le cas de Rustam Usmanov, ancien responsable de la fabrique de céramique collectivisée, aujourd’hui à la tête d’un des plus beaux ateliers du pays.
La visite de l’atelier-musée permet d’appréhender les différentes étapes de fabrication de la céramique ouzbèke : façonnage de la prestigieuse argile locale, séchage, pose d’un engobe blanc, cuisson, dessins schématiques au crayon à papier, application des émaux et du décor (dont le fameux bleu de cobalt), cuisson à nouveau…
Atelier-Musée de Rustam Usmanov
Depuis la ville de Ferghana, comptez 45 minutes de trajet et 5 000 soums (l’aller) en taxi collectif pour rejoindre Richtan. Arrivés au terminus des minivans/taxis collectifs de Richtan, il vous faudra remonter la route principale vers l’ouest sur un peu plus d’un kilomètre pour rejoindre l’atelier-musée de Rustam Usmanov, qui se trouve sur la droite. N’hésitez pas à demander votre chemin si vous êtes perdus, le lieu n’est pas clairement indiqué.
S’il est en théorie possible de faire expédier des pièces à l’étranger, le fils de Rustam vous le déconseillera probablement en raison du coût prohibitif de l’envoi, et surtout de son manque d’affinités avec les douanes ouzbèkes…
Marguilan : chevaux et soieries
La vallée de Ferghana est verte et fertile, bien plus que tout le reste de l’Ouzbékistan. Cela dit, impossible de reproduire ce vert dès qu’il s’agit de colorer les soieries. De l’acacia pour le jaune, de l’indigo pour le bleu, des pelures d’oignon pour le rose, des grenades et de la poudre de racines de garance pour le rouge, des coquilles de noix pour le marron et quelques cochenilles indiennes pour le violet, mais rien qui fonctionne pour le vert. Rien qui se fixe. Alors il faut ruser : mixer acacia et indigo, ou bien opter pour une solution chimique avec deux heures d’étuvage à la clé, contre huit pour les pigments naturels.
| Au commencement de la « Route de la Soie »
Si la vallée de Ferghana est réputée pour ses céramiques, elle l’est tout autant pour sa production de soie, dont elle constitue le foyer historique en Asie Centrale. Longtemps jalousement gardé par la Chine, le secret de fabrication ne « s’ébruite » qu’au cours des premiers siècles après J.-C. – la faute revenant, paraît-il, à une jeune princesse chinoise donnée en mariage à un khan local, qui aurait dissimulé dans son chignon quelques cocons de vers à soie avant de prendre la route.
Pourtant quoi qu’indique l’expression passe-partout de « Route de la Soie », le précieux tissu « aussi léger qu’un nuage » ne constituait pas le cœur des échanges dans la région. Inventée en 1877 par le géographe allemand Ferdinand von Richthofen, la notion de « Route de la Soie » est trompeuse à plus d’un titre. Parce qu’il n’existait pas une route mais un faisceau d’itinéraires. Parce que nul ne parcourait ces chemins de bout en bout. Parce que la soie n’était, à l’origine, pas une marchandise mais une monnaie, permettant de rémunérer les fonctionnaires chinois, d’alimenter les dots des princesses, d’acheter la paix avec les « barbares nomades » ou encore de financer l’expansion de l’empire chinois sur son flanc ouest.
La création d’une « route » entre la Chine des Hans et les royaumes de l’ouest n’a qu’une seule finalité au départ, diplomatique et non commerciale : mettre la main sur les précieux « chevaux célestes » du Ferghana et défaire une fois pour toutes les armées xiongnu, quitte à céder quelques rouleaux de soie au passage.
La soie ne devient finalement un objet économique que sous l’impulsion des commerçants parthes, puis sous celle des Sogdiens – mais un objet économique parmi d’autres, au même titre que le santal, le musc, les métaux précieux, la laine ou les épices.
| La Fabrique Yodgorlik
Au milieu des rues quelconques de la petite ville industrielle de Marguilan (centre névralgique de la sériciculture ouzbèke), à l’ombre du feuillage épais des muriers qui nourrissent les bombyx, se dressent les murs de la fabrique Yodgorlik dont les étoffes de soie et les adras (mi-soie, mi-coton) font le bonheur des couturiers du monde entier (Dries Van Noten, Versace, Gucci, pour n’en citer que quelques uns).
Pour éviter que les chrysalides ne les transpercent, les cocons de vers à soie sont enlevés de leur support, triés, étouffés dans des étuves puis plongés dans de l’eau bouillante afin d’être ramollis. Les fils obtenus après dévidage sont ensuite attachés au métier à filer puis de nouveau enroulés sur des écheveaux (filature), avant d’être tordus sur eux-mêmes (moulinage) pour plus de solidité.
Au moulinage succèdent la teinture et le tissage avec, en Ouzbékistan, une vraie passion pour l’ikat. Les fils de chaîne (fils verticaux), liés entre eux et teints à la main à des intervalles précis, sont tissés en imbrication avec les fils de trame (fils horizontaux) – une juxtaposition qui permet de faire naître les motifs.
Fabrique Yodgorlik
Vous n’aurez aucune difficulté à identifier la Fabrique Yodgorlik grâce à Maps.me, à 5 minutes à pied à l’ouest de l’axe principal de la ville de Marguilan, « Mustakillik ulitsa » (c’est aussi là que s’arrêtent les transports collectifs). Des visites guidées gratuites sont organisées tout au long de la journée en semaine, permettant de se familiariser avec les différentes étapes de fabrication des tissus. A la sortie, la boutique de l’usine propose un vaste choix d’écharpes, de vêtements et de tapis en soie, coton ou adras, à des prix plus élevés que ceux pratiqués au niveau du bazar mais avec une qualité irréprochable.
Depuis la ville de Ferghana, comptez 3 000 soums par personne (l’aller) en taxi partagé et 2 000 soums en minibus. Le trajet dure entre 15/20 minutes de route.
Visiter la vallée de Ferghana : infos pratiques
Visiter la ville de Kokand
La petite ville de Kokand, première étape en venant de Tachkent, se visite en une grosse demie-journée. Vous pourrez y explorer le vaste et beau palais du khan, la médersa Narbutabey et la mosquée-musée Jami, dont le large aivan soutenu par « 98 » piliers de bois vaut bien celui de la mosquée Bolo Haouz à Boukhara.
Une chambre à Kokand
Le Asmald Palace Hotel est l’une des meilleures adresses en ville. Les chambres sont agréables, le personnel sympa, le centre-ville se rejoint facilement à pied et les prix n’ont rien à voir avec ceux d’un palace – quoi qu’indique le nom. Le seul point négatif concerne le restaurant : à moins de maîtriser le russe ou l’ouzbek, abandonnez toute tentative de communication et… faites confiance à l’inspiration des serveurs.
Rejoindre Kokand depuis Tachkent
A Tachkent, les départs se font au niveau de la « gare des taxis collectifs », à l’est du centre-ville. Attendez-vous à devoir négocier sévère et à vous faire littéralement encerclés par une foule de chauffeurs, plus ou moins collants. Si vous parvenez à résister à la pression, vous tomberez peut-être sur un type adorable qui consentira à vous embarquer pour 50 000 soums chacun (un peu moins de 5 euros) dans son « taxi privé » – soit le même prix que celui demandé en transport collectif pour 3 heures de trajet. Pour les allergiques à la négociation, sachez qu’il est aussi possible de voyager en train (4 à 5 heures de trajet) ou de tester le stop.
Visiter Ferghana, Richtan et Marguilan
La ville de Ferghana ne présente pas d’intérêt d’un point de vue touristique mais constitue un excellent point de chute pour prendre le pouls de la région, explorer Richtan et Marguilan à la journée et s’imprégner de la culture ouzbèke – ne serait-ce que parce la « vallée » est beaucoup plus peuplée que le reste du pays et relativement peu visitée par les tours organisés. Les arrêts de taxis/minibus pour Richtan et Marguilan sont indiqués sur Maps.me.
Une chambre à Ferghana
Le Sakura Inn, tenu par un Ouzbek passionné de culture nipponne, est un des logements que nous avons préférés en Ouzbékistan. Le propriétaire est un type adorable, facile d’accès, drôle, disponible et qui se plie en quatre pour ses hôtes. L’hôtel est minuscule mais les chambres sont confortables et le petit-déjeuner est un véritable régal.
Rejoindre la ville de Ferghana depuis Kokand
Le plus simple est de prendre un taxi du centre-ville de Kokand vers la gare routière (6 000 soums), puis un bus pour Ferghana. Le trajet en bus dure 2 heures et revient à 7 000 soums par personne.
Rejoindre la frontière kirghize depuis Ferghana
Opération simple en théorie, à condition de trouver assez de monde pour remplir une voiture. En l’absence d’un quatrième passager, et après plus d’une heure d’attente, nous avons finalement divisé le coût du trajet en trois (soit un peu moins de 50 000 soums par personne). Le trajet dure grosso modo 1 heure 30. Pour info, les voyageurs français sont dispensés de visa pour les séjours de moins de 60 jours au Kirghizstan.
Vallée de Ferghana – juin 2019
2 Comments
Marie RUMIERE
Bonjour, pouvez-vous me dire si la route entre Tashkent et Kokand présente un intérêt du point de vue des paysages et en particulier le col de Kamtchik ? Si il n’y a que des tunnels et des paysages « pelés » pzut-etre vaut-il mieux prendre le train ?
Merci de prendre un peu de votre temps pour me répondre.
Merci aussi pour votre récit qui m’a donné de précieuses infos.
Cordialement
Marie
Fanny
Bonjour Marie,
Je me rends compte que je n’ai pas gardé un souvenir très précis du trajet. Je crois avoir trouvé le passage du col assez beau, de même que toute la zone de montagne avant d’atteindre la vallée de Ferghana (qui pour le coup est très plate). Globalement, la zone est bien moins sèche et pelée que la partie ouest du pays. Pour ce qui est des tunnels… aucun souvenir. Mais finalement, je pense que la voiture vaut quand même davantage le coup.