Chengdu – 48 heures
Le regard tourné vers le ciel ne capte qu’un étroit rectangle de nuit, perdu à l’aplomb des gratte-ciels. Cette verticalité mise à part, plus rien n’existe de la métropole sichuanaise et de ses 14 millions d’habitants : sur les trottoirs de Chengdu, passé 22 h, la vie s’étire comme dans n’importe quelle ville de province. On joue au badminton entre les arbres et au mah-jong au coin des carrefours routiers déserts. On se balade en pyjama, on salue ses voisins, on sympathise laisse à la main. Certains courent en musique, d’autres tentent une séance de fitness urbain nocturne. Plus loin, on prend le frais sur un pas de porte. Chengdu, la nuit, est un immense quartier cerné de verre et de béton.
Après deux mois passés à arpenter la campagne yunnanaise et les montagnes tibétaines, retrouver la ville n’a rien d’une évidence. Et encore moins la ville dans sa déclinaison chinoise, en construction permanente, truffée d’usines et d’immeubles d’habitation sortis de terre par lots – le PCC étant parvenu à faire rimer communisme avec n’importe quel concept oscillant entre consumérisme, futurisme et matérialisme.
Contre toute attente, on parvient malgré tout à trouver du charme à la ville. Il suffit de se laisser happer par les artères encombrées, engloutir par le flot urbain pour que la métropole paradoxalement rétrécisse et retrouve taille humaine. Le véritable attrait de Chengdu se cache, au fond, derrière sa physionomie agressive et sa grisaille poisseuse, en pied d’immeuble à la nuit tombée, sous le couvert des arbres, au cœur des maisons de thé ou dans les échoppes de quartier… La fantaisie et le sens de l’humour sichuanais agissant comme un pied de nez face à la bétonisation à marche forcée.
Málà Chengdu – première approche gastronomique
Le premier atout de Chengdu tient à sa cuisine. Labellisée « Ville créative de gastronomie UNESCO » depuis 2010, Chengdu peut se vanter d’être l’un des hotspots de la gastronomie chinoise.
Quatre cuisines1Quatre cuisines majeures et plus largement huit cuisines traditionnelles (八大菜系) : celles du Shandong, Jiangsu, Anhui, Zhejiang, Fujian, Guangdong, Hunan et Sichuan. tiennent le haut du pavé en Chine : la cuisine du Shandong au nord (cuisine « Lu » ou « lŭcài« ), du Guangdong au sud (« yuècài »), celle du Jiangsu à l’est (« huáiyángcài » ou « sūcài ») et du Sichuan à l’ouest (chuāncài).
Propulsée ces dernières années sur les tables du monde entier, la cuisine « chuān » a le vent en poupe mais une fâcheuse tendance à finir hachée en deux syllabes : « má », le poivre anesthésiant, « là », le piment incendiaire. Málà.
Pour dépasser le feu des épices, on a rendez-vous avec Xiao Shuang, dont la lourde tâche consiste à décrypter, en moins d’une soirée, la redoutable complexité des saveurs « chuān ». Résultat, ça brûle, ça engourdit, ça fait grimacer (parfois) et saliver (souvent) : de quoi se débarrasser de tout un tas d’a priori liés aux saveurs comme aux textures.
Le proverbe local le plus connu affirme que « yī cài yī gé, băi cài băi wèi » (一菜一格, 百菜百味) : chaque plat possédant sa propre caractéristique, cent plats révèleront cent saveurs différentes. Autrement dit, il n’existe ainsi pas une cuisine « chuān » mais une multitude de possibilités, avec pas moins de 23 saveurs officielles qui sans cesse s’additionnent et se complètent : saveur « familiale » (jiācháng wèi 家常味), saveur « étrange » (guài wèi 怪味), saveur « piment brûlé » (húlà wèi 煳辣味), saveur « poisson » (yúxiāng wèi 鱼香味)… de savants assemblages ne mélangeant souvent rien de plus que des piments, de l’ail, du gingembre, du sésame, du sucre, de la sauce soja ou du vinaigre.
Si la cuisine chinoise est un régal, elle n’est pas toujours facile d’accès. Se lancer dans un food tour est donc une option intéressante pour appréhender les différentes traditions culinaires du pays et s’assurer de ne pas passer à côté de ce qui se fait de mieux en matière gastronomique.
Au Sichuan, tout se joue dans l’antre des « fly restaurants » (« fly » : « mouche »), des cantines de quartier planquées à l’abri des regards, combinant hygiène douteuse, décor minimaliste, ambiance populaire et saveurs incomparables. Des adresses aussi convoitées que les dernières tables étoilées. Ce qui fait dire à Xiao Shuang qu’à Chengdu, toute hiérarchie sociale disparaît dès que vient l’heure du repas : entre les murs des fly restaurants comme entre ceux des maisons de thé et des salles de mah-jong, les frontières sociales finissent rapidement dynamitées.
Xiăochī : par où commencer
Les « xiăochī » (« petits plats ») du Sichuan sont l’emblème de la bouillonnante culture street food qui, depuis le XIXe siècle, fait la réputation de Chengdu. Surtout ne passez pas à côté :
- Des pains fourrés (« guōkuí ») de « Grandma Yan » (« Yán tàipó ») au 19 Renmin Middle Road, à la sortie de la station de métro Wenshu (en chinois : 严太婆锅魁, Yán tàipó guōkuí).
- Des bols de « bīng fěn », à base de gelée glacée, de graines de sésame, de cacahuètes, de fruits secs, de porridge de riz fermenté et de sirop de rose. Un remède miracle contre la chaleur étouffante de Chengdu et l’engourdissement déclenché par le poivre dans la majorité des restaurants de « hot pot » (« huǒguō » 火锅 – fondue chinoise). Où ? Méigui bīng fěn (玫瑰冰粉), à côté de l’échoppe de Grandma Yan.
- Des nouilles glacées (« liáng miàn » 凉面) ou sucrées-salées (« tiánshuǐ miàn » 甜水面) de Dòngzi Kǒuzhāng Lǎo’èr Liángfěn (洞子口张老二凉粉), en face de l’entrée du temple Wenshu.
- Et puis pèle-mêle : des nouilles de blé « dàndàn miàn » (担担面), réputées pour leur assaisonnement, des brochettes « chuàn chuàn » immergées dans des fondues de rue, du poulet Gōngbào (宫保鸡丁) ou du tofu mápó (麻婆豆腐)…
CHENGDU FOOD TOUR : quatre heures de street food, marchés populaires et cantines de quartier. Une entrée en matière royale pour les visiteurs tout juste débarqués à Chengdu (végétariens y compris). Le départ se fait chaque jour à 16 h au niveau de la station de métro Wenshu. Comptez 400 yuans par personne. Jordan Porter, le fondateur des Chengdu Food Tours, propose également des circuits personnalisés dans les environs de la ville. Vous trouverez plus d’infos sur son site.
Temples et maisons de thé
Si sa quête effrénée de modernité et son urbanisation affligeante ont fait perdre à peu près tout attrait esthétique à Chengdu, la ville n’en reste pas moins l’une des plus décontractées de Chine. Un proverbe résume encore une fois la situation : « les montagnes sont hautes et l’empereur est loin » (shāngāo huángdì yuǎn, 山高皇帝元). A l’abri des regards et de la rigueur de Beijing, Chengdu cultive son hédonisme, revendiquant le titre de « cité des plaisirs » aussi bien que celui de « parfaite capitale » (pour la traduction littérale).
On pourrait croire la capitale sichuanaise bourrée de contradictions : elle progresse en fait en recherche constante d’équilibre, à l’instar de la cuisine « chuān ». C’est à Chengdu qu’apparait le tout premier système de dépôt bancaire, sous l’influence des négociants au IXe siècle, ainsi que la première monnaie fiduciaire en papier au début du XIe. Pourtant ni le sens commercial infaillible de la ville, ni son économie en plein boom, ni ses chantiers de construction dantesques n’ont eu raison du flegme et de l’art de vivre chengdunais.
Dédié au bodhisattva de la Sagesse, Manjushri (Wenshu en chinois), le temple bouddhique de Wenshu, construit sous la dynastie des Tang (618-907), et largement restauré sous celle des Qing (1644-1912), est le mieux préservé de Chengdu. Le plus fréquenté aussi, attirant chaque jour des foules de fidèles et d’amateurs de thé…
Remodelé sous les Qing, le grand temple taoïste de Qingyang, le plus important de Chengdu, est aussi l’un des plus populaires de Chine. La légende veut que Laozi lui-même y ait fait quelques apparitions…
Cet état d’esprit enjoué explique sûrement la propension locale à refaire le monde dans les jardins ombragés des maisons de thé, sans craindre d’apostropher à la volée les voyageurs de passage.
« On a fait un pari avec mon pote : lui pense que vous êtes Européens, moi Américains. Alors ? » Woody tire une chaise et s’assoit à notre table. Pas de chance, le pari est raté, mais au fond Woody s’en fout. « Venez avec nous, on a plein de gâteaux ; vous buvez quoi comme thé ? »
Woody a 32 ans, une année en Australie à son actif et une connaissance approfondie de l’arabe : un plan de carrière infaillible qui devait lui permettre de décrocher un job dans le pétrole. Résultat, il bosse depuis plusieurs années dans un service en charge de la délivrance de permis immobiliers pour la municipalité de Chengdu, un poste génial qu’il a laissé tomber quelques jours plus tôt.
Woody connaît un peu l’Europe, y a voyagé en 2018 : Allemagne, Suisse, Autriche, Italie, France… Plusieurs semaines ? Huit jours. Ce n’est pas que les tours organisés soient franchement sa came, mais sans argent il n’aurait pas pu s’éterniser. Il fait défiler les photos via Wechat, Facebook, Instagram sur son téléphone, contournant la censure par voie de VPN. Idem pour la presse, qu’il lit aussi bien en chinois qu’en anglais, histoire de croiser les sources. Est-ce qu’il s’intéresse à la politique ? « Pas vraiment. Personne n’a le droit de vote ici, personne ne peut peser sur le cours des choses alors ça ne sert à rien. C’est terrible mais finalement les jeunes s’en foutent. On ne peut rien changer alors on se tient à l’écart. »
Woody est curieux, interroge, traduit par intermittence pour son copain qui n’ose pas se lancer en anglais mais pose un regard doux sur les choses, comme si toute la conversation le touchait autrement que par les mots. Du regard de Woody en revanche on ne voit pas grand chose : il se dérobe derrière les verres fumés de ses lunettes de soleil, moitié par style, moitié par obligation. Enfant, sur la terrasse de la maison du Qinghai, sur le haut plateau tibétain, il passait ses après-midi à regarder le soleil droit dans les yeux. Depuis, impossible d’affronter la lumière sans pleurer, on finirait par le croire triste en permanence. Il n’abandonne ses lunettes qu’à la tombée de la nuit – à peine le temps de s’apercevoir qu’il est beau, bien plus que ne le laissait soupçonner son air de « voyant totalement perché », ce qui fait rire les deux garçons.
Pandi Panda
Finalement, on aura beau écrire de longs paragraphes sur Chengdu, sa cuisine, sa culture et ses maisons de thé multicentenaires, l’attraction phare de la ville reste un gros nounours en hypotension, élevé au rang de trésor national.
Sur les 1 864 pandas géants que compte encore la planète à l’état sauvage (cf. le WWF), près de 75 % se concentrent dans la région du Sichuan (notamment dans les monts Siguniang), les 25 % restants se trouvant dispatchés entre les régions chinoises du Shaanxi et du Gansu.
Si le grand panda est à ce jour l’une des espèces les plus menacées au monde, c’est que son habitat naturel ne cesse de se réduir en raison de la déforestation, de l’expansion des zones agricoles et des projets d’aménagement urbain. Parallèlement, la disparition des corridors permettant la migration d’une zone de peuplement vers une autre fait planer sur l’espèce une menace sérieuse de dégénérescence.
Malgré tout, ce qui achève de placer la tribu panda dans le rouge est surtout le désintérêt quasi complet de l’animal pour la mission « reproduction », la priorité et le plaisir numéro un restant le masticage de bambous.
Dans la région du Sichuan, cinq « centres de recherche et de réhabilitation » permettent d’aller à la rencontre du « petit » ourson de Chine. Mais quel que soit le pouvoir rassurant des mots « centre » et « recherche » côte à côte, le Giant Panda Breeding Research Base de Chengdu tient au fond plus du zoo que de la réserve naturelle.
On finit quand même par déambuler une matinée entière entre les enclos du parc, aussi sceptiques sur la gestion des lieux que fascinés par ce qui fait l’essence d’une vie de panda : manger des bambous, s’affaler, rouler dans les bambous, se faire des oreillers de feuilles (de bambou), manger, somnoler un peu, se relever, s’affaler de nouveau, rouler, manger encore et pioncer tout l’après-midi, sachant qu’au bout du compte le panda ne digère que 17 % de la masse totale de bambous ingurgitée, faute d’assimiler correctement la cellulose…
Le Centre de Recherche et d’Élevage du Panda Géant de Chengdu, situé à une quinzaine de kilomètres au nord-est du centre-ville, capte la majorité des voyageurs pandas-addicts. La base constitue également la principale réserve de cadeaux diplomatiques du pays – les pandas « prêtés » demeurant néanmoins la propriété de l’État chinois, loués pour plusieurs centaines de milliers de dollars par an…
Chengdu – Giant Panda Breeding Research Base
Les pandas sont globalement plus « actifs » le matin que l’après-midi, avec un pic d’activité pouvant atteindre la série de roulades aux alentours de 9 h 30. Pour arriver au centre à l’ouverture (7 h 30) et sans perdre trop de temps, la meilleure option est de venir directement en taxi, puis d’emprunter au retour la navette du parc jusqu’à la station de métro « Panda Avenue », pour récupérer la ligne 3.
En dehors de Chengdu, quatre centres accueillent les visiteurs dans la province, plus ou moins fréquentés selon leur emplacement et leur facilité d’accès :
- Bifengxia : ouverte à la suite du grand tremblement de terre du Sichuan en 2008 , la base devait accueillir provisoirement les pandas du parc national de Wolong, lourdement endommagé. Le centre, situé à Ya’an, compte actuellement une quarantaine de pandas, dans un cadre un peu plus « naturel » que celui de Chengdu.
- Shenshuping: un nouveau centre a été reconstruit à Gengda, dans la réserve de Wolong, en 2016, à mi-parcours entre Chengdu et Siguniangshan. Tout comme à Bifengxia, l’intérêt du centre de Wolong est de se trouver en extérieur, au cœur de l’habitat traditionnel du panda.
- Deux centres existent également du côté de Dujiangyan : la Panda Valley (village de Baima) et la Dujiangyan Panda Base. Cette dernière est située dans la ville du Mont Qingcheng, à 18 km de Dujiangyan, et accueille plusieurs pandas « stars » nés hors de Chine et revenus au pays – la fibre patriotique marchant aussi fort que la fibre de bambou…
Visiter Chengdu : infos complémentaires
Avec 48 heures à peine à consacrer à Chengdu avant d’embarquer pour Almaty, on a tout juste eu le temps de s’imprégner de l’ambiance locale. Chengdu ne possède pas de site emblématique ou de patrimoine incontournable, la Révolution Culturelle ayant, comme partout ailleurs, privé la ville de ses anciens marqueurs historiques. Le pouls se prend essentiellement dans les restaurants et les maisons de thé qui, à Chengdu, sont partout : accolées aux temples (Wenshu, Qingyang…), dissimulées dans les allées, le long des bassins, dans l’enceinte des parc – People’s park (« Renmin Gongyuan ») en tête, vers lequel convergent tout ce que la ville compte de marieuses, au parc Wangjianglou, au Chengdu Culture Park, au Huanhuaxi Park, au Du Fu Cottage (« Du Fu Caotang »), au parc Baihuatan…
Côté musées, le Chengdu Museum (peut-être la plus grande réussite architecturale de la ville) et le site Jinsha bénéficient de bons retours. Racontez-nous si vous passez par là.
Pour le reste, on a volontairement laissé de côté les ruelles « rénovées » de Jinli et Kuangzhai…
- Une chambre : à mi-chemin entre People’s Park et Tianfu Square, le Xishu Garden Inn est central et pratique. L’hostel comprend de grandes chambres, des dortoirs et un restaurant/bar installé au dernier étage.
- Se restaurer : en plus des adresses mentionnées plus haut, le restaurant végétarien installé dans l’enceinte du temple Wenshu est excellent et propose un buffet chaque midi.
Une dernière info pour finir : Chengdu est le berceau de l’opéra du Sichuan, créé il y a 250 ans, dont la principale caractéristique est le bianlian, le changement de visage à la vitesse de l’éclair. Pour en avoir un aperçu, dirigez-vous du côté du Sichuan Opera Theater ou de la maison de thé Shu Feng Ya Yun, qui propose chaque soir un spectacle de 1 heure 30.
Chengdu – mai 2019