Karakol | À l’assaut des Tian Shan
Karakol est un grand damier poussiéreux posé à mi-chemin entre le massif des Tian Shan et le lac Issyk Kul. Un Far East kirghize aux rues tracées au cordeau, longs axes rectilignes qui, pour peu que l’on ait d’autre choix, se parcourent une demie-heure durant sans jamais dévier. De part et d’autre, barres d’habitation vieillies, bazars dissimulés dans des containers et maisons de pain d’épice se découpent entre les bouleaux, évocation d’une « Russie » de carte postale cousue de datchas et d’églises à gros bulbes dorés.
Débarquer à Karakol revient à expérimenter en accéléré un siècle d’histoire centre-asiatique et à éprouver, une fois encore, la porosité des frontières, l’enchevêtrement des langues et le multiculturalisme propre à cette région si particulière d’Asie. Il y a en ville une cathédrale russe et des mosquées tatares et dounganes, un quartier colonial, des parcs aux rangées de statues soviétiques et des yourtes posées dans les jardins, des immigrés de tout bord et des trekkeurs venus du monde entier.
Karakol, par son métissage, son ambiance décontractée et son emplacement au pied des Tian Shan, séduit les voyageurs plus qu’aucune autre ville au Kirghizstan – ce qui nous conduit à y faire étape bien plus longtemps que prévu initialement.
Au commencement de l’histoire : un avant-poste tsariste au carrefour des empires
Plantée au beau milieu de l’ancien « Turkestan », la province de Karakol (province dite d’Ak-Suu/Issyk-Kul) marquait autrefois la frontière entre le monde chinois, à l’est, et les différents khanats centre-asiatiques, à l’ouest. Quand à la fin des années 1860 plusieurs chefs de clans kirghiz pactisent avec la Russie tsariste, les postes de défense se multiplient à travers toute la région (« l’oblast » russe de Semiretchie) et Karakol sort de terre en 1869.
On donne à la ville un corps européen, à angle droit, rigoureusement ordonné pour accueillir la garnison, et un cœur pluriel que viennent irriguer les vagues d’immigration successives : Tatars et Ouzbeks arrivés de Tachkent, colons russes et bataillons cosaques, immigrés ukrainiens et des pourtours de la Volga fuyant la famine et les récoltes désastreuses, réfugiés dounganes, Kalmouks et Ouïgours.
Aux militaires et aux marchands s’ajoute bientôt une troisième catégorie d’habitants : celle des explorateurs lancés à l’assaut des anciennes voies caravanières, à la recherche des royaumes oubliés des confins tibétains et du Taklamakan chinois. L’un des plus célèbres d’entre eux, Przhevalsky (Prjevalski), meurt à Karakol en 1886. Sur ordre du tsar Alexandre III la ville est rebaptisée « Prjevalsk » en son honneur, un nom qu’elle conservera jusqu’à la chute de l’URSS.
Le mieux pour découvrir l’histoire de Karakol, et par ricochet celle du Kirghizstan, est de participer à l’un des tours gratuits de la ville proposés par Destination Karakol. À peu près tout y passe : la cathédrale, le quartier russe, les mosquées, le Small bazaar… Un éclairage intéressant avant d’attaquer l’exploration de la région. Comptez 2 heures 30 de visite.
L’autre versant de l’identité « karakolienne » : la culture doungane
Si l’héritage colonial russe saute aux yeux, l’ADN « karakolien » est doungane pour une part tout aussi importante mais moins visible. Dans les années 1860 et 1870, les populations musulmanes du grand ouest chinois se soulèvent contre le pouvoir impérial Qing. Le mouvement est violemment écrasé et l’expédition punitive, lancée par le général Zuo Zongtang, se traduit par la fuite de milliers de Dounganes en direction de l’empire russe – Kirghizstan et Kazakhstan en tête.
MOSQUÉE DOUNGANE
Mosquée centrale de la province d’Issyk-Kul (le plus grand lac du Kirghizstan, au bord duquel Karakol est construite). Assemblée entre 1907 et 1910 par la communauté doungane en exil, épaulée par un contremaître chinois, la mosquée présente un curieux profil architectural empruntant à la fois à l’islam centre-asiatique et au bouddhisme chinois (toits recourbés et avant-toits sculptés, motifs de grenade, pêche et raisin…). L’édifice aurait été construit sans un seul clou, reposant uniquement sur la savante imbrication des éléments en bois.
Karakol, qui présentait jusque là un visage essentiellement « slave », absorbe à partir de 1877 les éléments culturels apportés par les immigrés dounganes. Aux familles réfugiées dans la région on attribue des terres, situées en périphérie de la ville, sur lesquelles est construit le village d’Yrdryk (Deishin).
Un minuscule musée a depuis pris place face à la mosquée du village, tenu par un homme passionné, improvisé « gardien de la culture doungane ». « On nous appelle Dounganes mais en réalité nous sommes des Hui, issus du mariage entre de redoutables cavaliers arabes, parvenus jusqu’aux portes de l’empire du Milieu, et les plus belles femmes de Chine, à l’époque où Chang’an était encore la capitale de la dynastie Tang. Pour autant nous ne sommes ni chinois, ni kirghiz ! »
Le vieux gardien a un objectif en tête : transmettre son savoir aux plus jeunes et faire en sorte que les traditions dounganes ne se dissolvent pas totalement dans le grand bouillon de culture centre-asiatique. « Aujourd’hui les Hui du Kirghizstan sont essentiellement des agriculteurs… Mais parmi les meilleurs de la région ! Vous n’avez qu’à voir l’ail cultivé à Yrdyk… il est exporté partout, y compris en Russie ! »
L’équipe de Destination Karakol propose aux voyageurs de découvrir la culture doungane le temps d’une soirée. Au programme, la visite du musée d’Yrdyk et celle de la mosquée du village, un cours de cuisine consacré à la préparation des ashlan-fu (soupe de nouilles froide et vinaigrée, parsemée d’herbes aromatiques, d’ail et de piment, emblématique de la cuisine doungane) et, en point d’orgue, un repas traditionnel pantagruélique composé de huit plats…
Treks et randos dans le Terskey Ala-Too
Si la ville de Karakol est devenue ces dernières années le principal « hub touristique » du Kirghizstan, c’est aussi, et surtout, grâce à son statut de capitale du trekking en Asie Centrale.
1 | Ala Kul – Altyn Arashan
En arrivant à Karakol pour la première fois, en juillet 2017, sans aucune expérience de trekking et avec une connaissance quasi-nulle du pays, on se fie à l’avis général et on se lance à l’assaut du lac Ala Kul – comme la majorité des voyageurs débarqués dans la région (kul/köl, « lac » en kirghiz, les francophones optant généralement pour la prononciation « à la cool » du lac Ala Kul).
Le trek d’Ala Kul, le plus prisé de la région, se fait habituellement en trois jours et deux nuits, avec une nuit au camp de Sirota avant d’attaquer la montée vers le lac, et une seconde au village d’Altyn Arashan.
Néophytes en matière de trekking donc, on se complique quand même « volontairement » la tâche en se rajoutant une journée de marche supplémentaire… Pas réveillés après notre première nuit de bivouac, on suit sans trop se poser de question le copain portugais qui nous précède et on remonte pendant près de quatre heures un pierrier interminable. Le copain en question revient finalement vers nous en panique, courant autant qu’il est possible de courir à 3 500 mètres : « there is no lake! ». À la place des eaux turquoises d’Ala Kul se dressent un immense cirque rocailleux et deux glaciers suspendus – aucun lac et pas d’issue possible. Un demi-tour et 2 heures 30 de re-montée plus tard, on atteint Ala Kul en fin de journée, juste à temps pour capter les derniers éclats du soleil à la surface du lac.
Ça c’était pour l’erreur d’aiguillage. Si vous évitez d’ouvrir vos propres voies en cours d’ascension, et si vous avez l’habitude de la marche en montagne, vous verrez que le trek reste sportif mais ne pose pas de difficulté majeure. Le principal problème à gérer reste surtout celui du poids de sacs alourdis de 12 kg de duvet-matelas-pain-pèches-pain-tomates-pain-abricots-pain-doudoune. Prenez votre temps, ne vous chargez pas trop (!) et vous profiterez vraiment d’Ala-Kul.
Trek d’Ala Kul : en pratique
- Jour 1 : Vallée de Karakol / Camp de Sirota
Si vous optez pour la version classique du trek (la version courte « 3 jours 2 nuits », sans itinéraire bis), le départ se fait depuis la vallée de Karakol (environ 2 000 mètres d’altitude). Toutes les guesthouses de la ville connaissent le trek et vous n’aurez aucun mal à réserver un taxi pour vous conduire au point de départ. Autrement, la marshrutka #101 vous laissera à l’entrée du parc. Le droit d’entrée, que vous arriviez en taxi ou en marshrutka (minivan collectif), est de 250 soms/personne. La première partie de la marche se fait à plat, en fond de vallée. Ce n’est qu’une fois la rivière franchie que les choses sérieuses commencent et la montée jusqu’au camp de Sirota, situé à 2 900 mètres, fait chauffer les mollets. À l’arrivée deux spots de bivouac sont possibles. Pour ceux qui seraient parfaitement acclimatés et qui auraient suffisamment de caisse pour absorber 2-3 heures de montée supplémentaires (avec déjà 5 à 6 heures de marche dans les jambes), la nuit au lac est magique. Attention quand même : cette option permet de raccourcir la journée à rallonge du lendemain mais elle oblige aussi à avaler près de 1 500 mètres de dénivelé positif sur la première journée.
- Jour 2 : Sirota / Altyn Arashan
Après Sirota, le chemin fait une sorte de fourche. Ne suivez pas les cairns qui s’élèvent sur votre gauche : le sentier qui conduit au lac est à droite. Une fois passé Ala Kul (3 550 mètres), la montée au col est longue mais sans difficulté technique. Avancez un peu sur la crête (pratiquement 3 900 mètres) avant de vous engager sur l’autre versant. La pente peut paraître impressionnante mais le terrain est bon. La suite est une très longue descente vers la vallée d’Altyn Arashan. Le « village » d’Altyn Arashan lui-même n’a d’intérêt que pour les sources d’eau chaude qui l’entourent – pour la plupart accaparées par les lodges installés sur place. À moins de vouloir à tout prix vous baigner ou prendre un repas chaud dans l’une des guesthouses du village, vous serez tout aussi bien ailleurs en fond de vallée, voire carrément à mi-pente en descendant du lac – vous pouvez planter la tente à peu près n’importe où.
- Jour 3 : Altyn Arashan / Ak Suu
La dernière journée ramène à Ak Suu par une piste poussiéreuse qu’empruntent de temps à autre de vieux 4*4 soviétiques reconvertis en « taxis ». Jetez un coup d’œil à Maps.me peu après Altyn Arashan : y sont localisés deux ou trois bassins d’eau chaude en bordure de rivière (gratuits et peu visités). Faites du stop pour regagner Karakol depuis Ak Suu ou récupérez la marshrutka #350 au centre du village.
Pour terminer : sachez qu’il n’y a pas besoin de guide pour ce trek. À moins de partir hors saison vous ne serez jamais seuls, le chemin est globalement facile à suivre (à droite pour monter au lac !) et Maps.me fonctionne en cas de doute.
2 | Jeti-Ögüz
Les marcheurs les plus téméraires font démarrer le trek d’Ala Kul à partir de Jeti-Ögüz, à l’ouest de Karakol, rallongeant l’expédition de deux jours. Pour les autres, randonneurs, pique-niqueurs et photographes, Jeti-Ögüz s’explore également facilement à la journée depuis Karakol.
Le principal intérêt de la virée tient à la découverte des splendides falaises rouges qui surplombent la station thermale de Jeti-Ögüz (« sept taureaux »), à l’entrée de la vallée. Pour ceux qui souhaiteraient s’enfoncer plus profondément en direction du jailoo (alpage) de Kök-Jaiyk (« vallée des fleurs »), la solution la plus simple consiste à suivre la piste qui s’enfonce dans la vallée. De nombreuses familles venant profiter des lieux le week-end, attendez-vous à un va-et-vient quasi ininterrompu de véhicules ces jours là.
Du jailoo, converti en un immense terrain de pique-nique, une marche de 1 heure 30 à travers bois conduit à une cascade. Celle-ci n’a rien d’extraordinaire mais la vue splendide sur la vallée justifie le détour.
Explorer Jeti-Ögüz : infos pratiques
- Trajet : plusieurs marshrutki (#355, #371) circulent entre Karakol et Jeti-Ögüz Kurort, station thermale située à 12 km au sud du village de Jeti-Ögüz. Le stop fonctionne également. Comptez 45 minutes de route environ depuis/vers Karakol, et 150 à 200 soms par personne/trajet.
- Tout comme vous pouvez rallonger le trek d’Ala Kul de deux jours en partant de Jeti-Ögüz et en franchissant le col de Teleti, vous pouvez à nouveau rallonger le trek de Jeti-Ögüz de quelques jours en partant de la vallée de Kyzyl Suu. Tout est indiqué sur Maps.me.
- Ces dernières années, plusieurs itinéraires ont vu leur côte de popularité exploser du côté de Jyrgalan (boucle de Kesenkiya, Boz Uchuk Lakes Trek…). Pour plus d’informations et des idées de trek, jetez un œil aux sites de Destination Jyrgalan ou de Destination Karakol.
- Niveau équipement : vous pouvez tout à fait partir léger et choisir de dormir et/ou prendre vos repas sous les yourtes ou dans les campements installés sur place. Si vous en avez la possibilité, embarquez quand même du matériel de camping pour être autonome. Si vous voyagez avec votre tente, tant mieux ; sinon, vous pourrez louer tout ce dont vous avez besoin (tente, duvet, réchaud etc.) chez EcoTrek à Karakol. Pour des cartes de la région adressez-vous à Destination Karakol. Ces cartes, d’anciens relevés militaires soviétiques, sont relativement peu précises mais ont au moins le mérite d’exister.
- Faire le plein de nourriture avant de partir : vous trouverez de quoi vous approvisionner dans les deux bazars de Karakol (nans, kuruts, fruits secs, fèves grillées, fruits des vergers environnants etc.). En plein centre-ville, le Small bazaar est facile d’accès et bien achalandé. En revanche, n’espérez pas y retrouver l’effervescence du bazar d’Och ou des grands bazars ouzbeks. À choisir, et pour plus de dépaysement, allez plutôt vous perdre du côté des stands-containers du Big bazaar, au nord-ouest de la ville.
Visiter Karakol au Kirghizstan : derniers conseils pratiques
À faire
Regardez le site de Destination Karakol et vous trouverez de quoi occuper une semaine entière sur place. Par ailleurs, si la photo et l’histoire de la région vous intéressent, le petit musée d’Histoire de Karakol propose une exposition permanente consacrée à l’aventurière-reporter suisse Ella Maillart.
Souvenirs
Pour les amateurs d’artisanat, ne passez pas à côté du Issyk-Kul Brand Souvenir Shop/One Village, One Product (OVOP), situé à deux pas du Small bazaar. Porté par l’association japonaise JICA, le projet vient en aide aux femmes des villages environnants en leur proposant une formation et un emploi. Chaussons et objets en feutre, shyrdaks (tapis) aux couleurs éclatantes, savons et pots de miel confectionnés par leurs soins, sont proposés à la vente dans la boutique de la rue Toktogula.
Autre genre, pour les nostalgiques de l’ancien bloc de l’Est et écumeurs de brocantes, le Soviet Memorabilia Souvenir Shop, posé pratiquement en face de la mosquée tatare (au croisement des rues Toktogula et Zhamansarieva), rassemble tout ce qui se fait de mieux en matière de kitsch soviétique : pins, posters, cartes postales, vaisselle, chapkas, médailles etc.
Une cantine
Le plat phare de la région n’est pas kirghiz mais doungane, une distinction dont personne ne fait grand cas hors des murs de la ville. À l’échelle du pays, les ashlan-fu n’ont qu’une provenance : Karakol. On trouverait les meilleures rue Prjevalski, à deux pas du restaurant Dastorkon. Ou bien en face du Big bazaar. Ou tout à côté du petit bazaar, chez Saida. À moins que ce ne soit dans le village d’Yrdyk… Bref, à chacun sa déclinaison et pour ne froisser personne, autant se lancer dans une étude comparative complète !
Les restaurants Dastorkon et Zarina proposent quant à eux un large éventail de spécialités kirghizes, à tester si vous attaquez votre voyage en Kirghizie par Karakol (laghman, mantis, chachliks etc.).
Enfin, Karakol étant devenu ces dernières années un repère pour les trekkeurs du monde entier, deux lieux aimantent les voyageurs en ville : le Lighthouse Coffee et le Fat Cat. La formule est la même : du café, des gâteaux faits maison, des plats internationaux, des bières et du wifi. Zhamilia, la patronne du Fat Cat, reverse en outre une partie des bénéfices de son café à des projets de développement en faveur des familles les plus précaires de la région, notamment en direction des femmes victimes de violence.
Une chambre
Si dormir en dortoir ne vous dérange pas, et si vous cherchez des compagnons de route, le Duet Hostel tout proche du parc Pobedy est l’un des lieux de convergence les plus sympas de Karakol. Pour plus de calme et de confort, on vous recommande la guesthouse Nice tenue par un type adorable et située à 5 minutes à pied du Lighthouse.
Karakol – juillet 2017 / juin 2019