Yangzi et Dragon de Jade
La route qui file vers Wumu (吾木) coupe droit à travers le massif du Yulong Xueshan. Yulong (玉龙) : Dragon de Jade. Xueshan (雪山) : montagnes enneigées. Derrière la poésie de la langue chinoise se cache une notion dont on ne saisit pas immédiatement la portée. « Going to Lijiang and Shangri-La? You will see lots of snow mountains! ». La réplique revient de plus en plus souvent depuis quelques semaines, avec chaque fois un enthousiasme démultiplié. Pas de simples montagnes, des « snow mountains » !
Il faut attendre de débarquer à Lijiang (丽江), épicentre du tourisme nord-yunnanais, pour prendre enfin la mesure de cette passion chinoise. Une passion qui se vit en groupe, à coups de téléphérique, de plateformes et de chemins de planches aménagés dans les hauteurs, de doudounes rouges retombant mollement sous les genoux et de bouteilles d’oxygène. Pas peu fiers d’avoir vaincu les pentes enneigées du Yulong (5 596 mètres), des centaines d’alpinistes en chaussures de ville s’entassent autour des eaux translucides de la « Blue Moon Valley » pour une photo souvenir, avant de repartir arpenter les ruelles pavées de Lijiang.
« Jeff » qui nous conduit chez lui à Wumu et nous a débarqués une petite demi-heure dans ce parc d’attraction montagnard, nous interroge du regard : « Alors ? ». Alors cette fois on botte en touche. Pas de séjour à Lijiang, pas de Shuhe ou de Baisha. Pas d’ascension du Yulong non plus, ni de photo souvenir de la « vallée de la lune bleue ». A force de parcourir la Chine, on devient maître en esquive et chemins détournés – prendre la tangente étant souvent la seule issue possible.
Wumu et Baoshan
Une fois dépassés les glaciers et bassins surréalistes du Yulong Xueshan, la voiture file le long du plateau, zigzagant entre les chortens et les maisons aux faîtages évoquant d’étranges oiseaux. La route se fait plus sinueuse, bascule vers d’étroites gorges bordées de parois abruptes. Le paysage se ramasse encore un peu plus sur lui-même jusqu’à d’exploser en un gigantesque patchwork de cultures en terrasses multicolores, tapissant chaque recoin de la vallée.
Derrière un dernier col se trouve Wumu, posé en équilibre à 2 200 mètres d’altitude sur un promontoire rocheux surplombant les eaux claires du Yangzi/Jinsha. Jeff est le maire du village. Il y a quelques années, il a ouvert une maison d’hôtes (Huahuasei) avec sa femme Wendy, pour encourager un tourisme plus respectueux de l’environnement et générer de nouvelles opportunités pour son village, qui se vide peu à peu de sa jeunesse.
Wumu, « lieu d’abondance » en langue naxi, vit au rythme de la terre. Des cultures de blé, de maïs et de légumineuses, permettant de nourrir le bétail. De riz, autrefois, avant que les jeunes désertent le village et que les prix s’effondrent. Au rythme du tabac aussi, qui mobilise la totalité des bras de juin à octobre et permet aux familles du village de dégager près de 20 000 yuans de profit par an (environ 2 550 euros), suite à un accord passé avec le principal cigarettier du Yunnan, la China Tobacco. Un peu plus bas ce sont les géraniums qui sont au centre de toutes les convoitises, l’huile essentielle servant à alimenter le grand marché de la parfumerie chinoise.
300 familles habitent à Wumu, appartenant à cinq grands clans issus des hauts plateaux. D’anciens nomades petit à petit sédentarisés – sans se départir pour autant des vieilles croyances chamanistes. En terres naxi, la religion traditionnelle prend les traits du Dongba, proche du bön tibétain pré-bouddhique. Le nom, par extension, sert aussi à désigner les prêtres, « hommes sages » garants de l’harmonie entre hommes et nature. Un temps la Révolution Culturelle faillit tout balayer : le savoir transmis de père en fils, la divination, les oracles, les livres manuscrits et les 1 400 pictogrammes de la langue naxi – supports des rituels. Pourtant malgré tout le Dongba s’est ranimé, emportant avec lui contradictions et incertitudes propres au monde contemporain.
Duilian (对联), « sentences parallèles » accrochées de part et d’autre des portes, en terres naxi comme dans le reste de la Chine : rouges pour le Nouvel An et les mariages ; verts, blancs et jaunes pour les différents temps du deuil.
Wumu connaît les mêmes difficultés que les villages de montagne aux quatre coins de la planète. Peu importe que les autorités aient supprimé l’impôt sur les récoltes (à hauteur de 50 % !), la mesure n’empêchera pas les jeunes de mettre les voiles vers Lijiang, Dali, ou Kunming, avec en ligne de mire une meilleure éducation, un boulot – les lumières de la ville.
Ces dernières années, l’apparition du tourisme est néanmoins venue rebattre les cartes. De façon discrète à Wumu, beaucoup moins subtile à Baoshan (宝山).
Le bac qui remonte le Yangzi nous abandonne en contrebas d’un énorme escalier en béton à moitié terminé. Un peu plus loin apparaissent les contours d’un embarcadère flambant neuf. Personne pourtant n’emprunte les ruelles tortueuses du vieux village fortifié de Baoshan ; pas un touriste.
Peut-être que la vague ne tardera pas à s’abattre. Peut-être aussi que les autorités se sont une fois de plus trompées de cible, offrant comme perspective à Baoshan un entrelacs de guesthouses désertes…
Malgré tout, l’hospitalité des habitants de Baoshan est incomparable et quand on nous tend un téléphone sur lequel est écrit « the driver will come to pick you up, will kill you and will curse you », on se dit que le Yunnan est bel et bien passé maître dans l’accueil des voyageurs étrangers. Les surréalistes n’auraient probablement pas renié les traducteurs automatiques.
Les Gorges du Saut du Tigre
Si l’on avait continué à remonter le Yangzi plein nord au départ de Baoshan, on aurait fini par atteindre un coude marquant la frontière avec la province du Sichuan, avant de replonger au sud vers la ville de Daju. Au beau milieu de ce « U » inversé et des deux rubans parallèles formés par le Yangzi, un immense massif : le Dragon de Jade. Si personne ou presque n’explore le flanc est du Yulong Xueshan (Wumu, Baoshan etc.), côté ouest en revanche, les eaux bouillonnantes de la Jinsha-Yangzi galvanisent les foules qui viennent s’agglutiner sur les plateformes encastrées dans la gorge du Saut du Tigre. À ce premier parallèle en répond un second : tandis que la partie inférieure des gorges voit défiler bus touristiques et 4×4 chinois à longueur de journée, les sentiers muletiers des hauteurs ont par contrecoup les préférences des randonneurs étrangers. Le « trek des Gorges du Saut du Tigre » (Tiger Leaping Gorge ou TLG dans le jargon backpack) est aujourd’hui considéré par beaucoup comme l’une des plus belles randonnées du sud-ouest chinois.
Pour nous, cette histoire de parallèles – d’un versant, d’une route, d’un tourisme à l’autre – est surtout troublante.
On s’engage sur le chemin des gorges sous un ciel plombé, au gris aussi lourd et déprimant que les immenses piles de béton qui flanquent désormais le fleuve : pont routier, pont ferroviaire, banalité pharaonique chinoise. La progression se fait au chrono : 30 minutes de route et de poussière entre Qiaotou (桥头) et le début officiel du sentier, 1 heure 15 d’ascension régulière puis de descente forestière jusqu’à la Naxi Guesthouse, 1 heure 15 de nouveau pour venir à bout des 28 lacets et 1 heure enfin jusqu’à la Tea Horse Guesthouse, où l’on s’arrête pour manger. À ce stade de la journée, le charme de ce versant ouest du Yulong qui, quand il n’apparaît pas défiguré par les chantiers, se dérobe derrière les nuages, n’opère qu’à moitié. La vue ne se dégage réellement qu’une fois passée la Tea Horse Guesthouse, dans la dernière ligne droite pour rejoindre « Half Way » (1 heure 25). Il est à ce moment là près de 17 h et, comme beaucoup d’autres, on choisit de s’arrêter pour la nuit face à la muraille rocheuse. Un découpage pas si malin que ça : il ne reste le lendemain qu’1 heure 20 de marche pour rejoindre la Tina’s Guesthouse et la fin du sentier « haut ».
Contre toute attente, le clou du spectacle se trouve en contrebas, dans le grand bouillon du Yangzi et cette fameuse zone des échelles et des péages que l’on pensait d’abord éviter pour échapper aux rabatteurs. Pourtant, ce n’est qu’une fois juchés en équilibre sur les installations rouillées que l’on prend réellement la mesure – disproportionnée – de ces gorges. Deux faces verticales et austères et le fleuve qui, en un cri furieux, dévore ponts et rochers. Le Yangzi n’a pas dit son dernier mot…
Visiter la région du Yulong Xueshan : conseils pratiques
–Wumu et Baoshan–
| Transports
À moins d’être véhiculé, difficile de rejoindre Wumu par ses propres moyens. Une navette circule de manière aléatoire entre Lijiang et Wumu et Jeff/Wendy devraient pouvoir indiquer les jours de départ. Dans le cas contraire, le trajet en véhicule privé reviendra à 300 yuans (aller).
| Huahuasei
La région de Wumu est sans conteste l’une des plus belles régions visitées au Yunnan. La démarche engagée est intéressante et les possibilités de rencontres et d’exploration sont multiples. Deux petits bémols néanmoins : Wendy résidant la majeure partie de l’année en Europe, Jeff tient seul les rênes de Huahuasei et enchaîne les allers-retours sur Lijiang, ce qui limite les échanges. D’autre part, le coût de certains services apparaît exagéré. Un peu plus de transparence et de dialogue permettrait facilement de dissiper ce malaise.
Du coup, si vous débarquez un jour à Wumu – et on vous y encourage vraiment ! – et que vous souhaitez rejoindre Baoshan en bateau, ne vous embarrassez pas d’un guide pour rejoindre l’embarcadère (prestation facturée 100 yuans, soit une quinzaine d’euros) : le chemin est tracé sur Maps.me, facile à suivre et ne pose aucune difficulté.
–Les Gorges du Saut du Tigre–
| Une nuit ? Deux nuits ? Où faire arrêt ?
Chacun portera une appréciation différente sur le « trek », son niveau de difficulté et son intérêt. A choisir cela dit, la région de Wumu, située de l’autre côté du massif du Yulong Xueshan, est bien plus époustouflante et sauvage encore.
Les marcheurs choisissent en général de couper la rando en deux, et de passer une nuit à « mi-chemin ». Pour autant, les guesthouses de « Half-Way », situées aux 2/3 du parcours, profitent clairement de leur situation pour gonfler leurs prix, tout en proposant des prestations médiocres. Come Inn semblait bénéficier de meilleurs avis que la Halfway Guesthouse mais ne vous y fiez pas. Si vous avez l’habitude de la marche et un peu d’endurance, parcourez tout le chemin entre Qiatou et Tina’s Guesthouse sur une journée (22 km, environ 7 heures de marche), ce qui est faisable même en partant de Lijiang le matin, et allez vous poser directement à la Tibet Guesthouse en fin de parcours.
En revanche si c’est votre première sortie en montagne, que vous souhaitez prendre votre temps ou équilibrer davantage vos journées de marche, laissez tomber Half-Way et arrêtez-vous plutôt à la Tea Horse Guesthouse.
Comptez 17,6 km de marche, 1 100 mètres de dénivelé positif et 600 mètres de dénivelé négatif (en cumulé) pour la portion Qiaotou/Half-way ; et 4,6 km de marche et 400 mètres de dénivelé négatif sur le tronçon Half-way/Tina’s Guesthouse. L’altitude max est elle de 2 657 m, au sommet des « 28 lacets ».
| Rejoindre le départ du trek
Un bus part chaque matin de Lijiang à 7 h 30 et fait le tour des hôtels de la ville. Aucun souci donc pour réserver un siège, adressez-vous simplement à l’accueil de votre hôtel. Le trajet dure 2 heures 30 (45 yuans par personne). Le bus vous laissera à Qiatou, point de départ « traditionnel » du trek. Certains trekkeurs choisissent de dormir à la Jane’s Guesthouse, à Qiaotou, pour pouvoir attaquer la marche beaucoup plus tôt le lendemain matin. Les commentaires en ligne sont tellement mauvais que l’on ne vous recommande pas cette option – et vous n’aurez aucun mal à parcourir le chemin même en commençant à marcher à 10 h.
| Quitter les Gorges du Saut du Tigre
Deux bus partent chaque après-midi aux alentours de 15 h 30 de la Tina’s Guesthouse, en direction de Lijiang pour l’un et de Shangri-La pour l’autre.
| Que faire de ses bagages durant le trek ?
Une possibilité, si vous n’avez pas laissé vos bagages à l’hôtel, est de demander au chauffeur de bus de déposer vos affaires chez Tina’s. La Tina’s Guesthouse marque la fin du trek et c’est sur place que s’achètent les billets de bus vers Lijiang et Shangri-La. Le service de stockage est gratuit.
| Explorer la partie basse des gorges
Plusieurs chemins descendent vers les gorges, notamment depuis la Tibet GH. Différents péages ont été mis en place par les familles du coin, en théorie pour rentabiliser le coût des installations et l’entretien des sentiers. Vous pourrez râler ou tenter de négocier autant que vous le voudrez : impossible d’éviter ces péages. Le coût est de 15 yuans par personne pour accéder à chaque tronçon, détenu par des familles/guesthouses différentes.
Dans les faits, si vous vous contentez d’un aller-retour dans la zone Walnut/Sean’s Spring/Tibet GH, vous n’aurez à débourser « que » 15 yuans – le péage se trouve à mi-parcours, juste avant un passage aérien creusé dans la roche. En revanche, si vous souhaitez remonter vers l’ancienne Sandy’s House et le grand pont qui conduit chez Tina’s via les fameuses échelles (qui peuvent être contournées si vous êtes sujet au vertige), il vous faudra de nouveau payer 15 yuans puisque vous changerez alors « d’opérateur »… Jetez un œil sur Maps.me, tout est indiqué, aussi bien les sentiers que les péages.
| Où loger en fin de parcours
La Tibet Guesthouse, à une dizaine de minutes de voiture à l’est de la Tina’s Guesthouse, est l’une des plus sympas pour séjourner dans les gorges. L’accueil est au top et, bonus appréciable, on mange très bien sur place. Attendez-vous en revanche à quelques coupures de courant et douches à l’eau froide. Un système de transport est proposé depuis/vers la Tina’s GH.
–Lijiang–
On n’a volontairement accordé à Lijiang qu’une soirée et une matinée. Aucun conseil à vous donner sur les visites à effectuer, les boutiques à explorer ou les meilleurs points de vue sur la ville. Nous n’avons pas aimé Lijiang et ne lui trouvons comme seul intérêt que de servir de base pour explorer la région.
Wumu, Tiger Leaping Gorge – avril 2019
2 Comments
Badette (Berretrot)
Vous avez du retard ? Et moi alors ! Que de découvertes ce 6 octobre… Bravo à vous deux pour tous ces reportages et magnifiques photos.
Je pense que tous vos renseignements si détaillés seront bien utiles aux futurs voyageurs…
Le temps file…Se reconnaîtra-t-on à l’issue de l’année ? Que de merveilles pour vous…et pour vos lecteurs .
Bises !
papa Jean
merci merci pour tous ces jolis textes et … pour ces belles photos ! celle de la vieille dame est vraiment extraordinaire !! que de choses à lire dans toutes ces magnifiques rides ! … un beau visage dit tellement sur la vie … merci Fanny !