La vallée de Katmandou – Face B
Quand Uma rentre du travail vers 19 h/20 h, elle hurle invariablement « babu !* », en laissant le « –uuuu » se prolonger à l’infini. À ce babu sonore et trainant, Aabishkar répond tout aussi invariablement « hajuuuuuuuur** », avachi sur le lit-canapé du salon, les yeux rivés sur son téléphone. À « babu » succède « naniiiiii*** », et le même « hajuuuur » crié cette fois depuis le fond de la chambre par Aastha, tête plongée dans ses livres de cours. Samjhana termine la préparation du dal bhat. Les piments jetés sur le feu font tousser tout l’appartement, les fenêtre s’ouvrent.
(*babu, ***nani : noms donnés par les parents à leurs enfants, plus ou moins l’équivalent de « mon garçon », « ma fille » / ** hajur : « oui je suis là »)
Aabishkar s’enferme aux toilettes. 20 minutes plus tard, c’est Drugba qui lance à son fils un « babuuuuu » exaspéré, interprété comme un « on est 7 dans cet appart, libère la salle de bain et arrête de nous faire ch*** avec ton téléphone ».
Le dal bhat est servi en deux temps. Sur la table de la cuisine, avec fourchette et cuillère pour nous ; à pleine main sur la table basse du salon pour le reste de la famille. L’autel scintille à l’entrée de la chambre, gardé de tout côté par Ganesh, Saraswati, Shiva, Lakhsmi et Bala ‘bébé’ Krishna à quatre pattes, main plongée dans la jarre de beurre.
Dans la famille Ghimire, on vit en décalé. Aastha et Samhjana se lèvent à 5 h, partent en cours à 6 h. Aastha revient prendre le petit-déjeuner à 9 h, file de nouveau après avoir coiffé ses longs cheveux en deux tresses épaisses.
Drugba – le père – traîne un temps dans le salon, file on ne sait où, quelque part entre Pariwartan Khabar, l’agence de presse qu’il a montée, et quelque réunion politique. Son cœur va au parti communiste « mais pas communiste staliniste, communiste socialiste, comme en Europe ». Drugba a beau avoir porté RUWON sur ses épaules pendant des années au côté de sa femme, Uma, une fois les portes de l’appartement franchies, il reprend sa place en travers du lit-canapé du salon.
La cuisine, c’est le domaine de Samjhana. De retour du lycée à 11 h, strict uniforme noir troqué contre un survet coloré et une journée de tâches ménagères, elle enchaîne coup de balai sur moquette, lessive dans la grande bassine sur le balcon, snack préparé pour Aabishkar dai (« grand frère ») de retour des cours vers 17 h, courses à Milan Chowk en fin de journée, dal bhat. Et ainsi de suite.
Nous voilà catapultés dans le petit appartement de la famille Ghumire (deux chambres, un salon, une cuisine et une salle de bain), au nord de Katmandou, pour un mois. Les marques se prennent en deux temps trois mouvements. Pas de chichis, pas de place pour les tergiversations. La maison est un va-et-vient continuel, accueillant chaque semaine de nouveaux occupants – une grand-mère de passage, un frère, une amie.
La routine s’installe vite : réveil pas trop tôt (personne ne pousse la porte du bureau avant 10 h), petit-déjeuner dans le salon rythmé par l’hymne népalais que claironnent les haut-parleurs de l’école voisine, un salut général à ceux qui sont encore présents dans l’appartement au moment de se mettre en route vers 9 h 30, puis une vingtaine de minutes de marche dans la poussière et les gaz d’échappement pour rejoindre le local de RUWON. RUral Women of Nepal.
Aux manettes de l’association, investie dans la défense et l’empouvoirement des adolescentes et des femmes migrantes à Katmandou : Goma. La trentaine, grand sourire. Sympathique autant qu’insaisissable. Pour ce qui est de nous occuper durant notre mois de bénévolat, Goma nous laisse libre. Tout appui est bon à prendre : répondre à des appels à projets, lever des fonds, remettre à jour le site internet, l’épauler sur diverses tâches administratives et de communication, faire des entretiens ou alimenter les réseaux sociaux…
On n’en demande pas plus : pas question de jouer les humanitaires. Si on troque nos habits de voyageurs-touristes et si on décide de chausser d’autres lunettes après 11 mois de déambulation, c’est pour mieux saisir ce qui en surface nous échappe. Les conditions de vie des femmes népalaises, les discriminations et les violences – mieux comprendre et « documenter » les droits des femmes à travers le monde est devenu une sorte de fil rouge avec les années.
L’expérience est singulière. Sur la forme, on se heurte à un rythme de travail et une façon de conduire l’association qui nous laisse au départ dubitatifs. Question de point de vue et d’habitudes culturelles.
Mais ce paramètre évacué, nos quatre semaines de travail nous permettent surtout de faire des rencontres épatantes et de prendre dans le même temps le « sous-jacent » en pleine tête. Les classes sociales, le système de castes, les femmes considérées comme impures quand elles ont leur règles (enfermées dans des abris à l’écart du village dans les campagnes ; privées d’accès à la cuisine dans les villes), les « règlements de compte » à l’acide, les violences domestiques, insidieuses et quotidiennes, les petites filles considérées comme des fardeaux, les mariages précoces, les trafics et réseaux de prostitution, les discriminations et l’absence d’égalité en termes professionnels ou en matière de participation politique…
Les rapports sont souvent accablants, mais trop techniques ou institutionnels pour pouvoir éviter une mise à distance. Quand c’est une des filles, ou Goma, qui prend la parole, les mots frappent beaucoup plus forts.
« En rentrant de l’école, quand j’étais enfant, j’ai aperçu une grande foule dans un village, rassemblée devant une maison. Je me suis approchée. Une femme était étendue au sol. J’ai demandé aux gens ce qui s’était passé. La femme était morte. Son mari l’avait tuée parce qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfants. Il l’avait violée avec un bâton puis l’avait assassinée. C’est pour ça que je me suis engagée. Je veux un pays où plus aucune petite fille ne tombe sur le cadavre d’une femme en allant à l’école. Où l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas négociable et où personne ne considère plus une femme comme inutile parce qu’elle ne peut pas être mère. »
Pour contrebalancer tout ça, pour encaisser, pour s’épauler et pour tisser des liens, on marche avec des centaines de femmes le 25 novembre à l’occasion de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. On suit en se mettant dans un coin les cours d’informatique dispensés en partenariat avec W4, et on tend quand on en a la possibilité notre « micro-enregistreur » pour collecter des histoires et amplifier les voix de celles qui au quotidien n’osent souvent pas prendre la parole.
Notre année de pérégrination asiatique s’achève ainsi. Sur une drôle de rencontre avec Katmandou. Sur la cuisine de Samjhana, l’accueil chaleureux d’Uma et l’effervescence du foyer des Ghimire. Sur l’hymne népalais fredonné en boucle d’un matin à l’autre. Sur les mots d’Anita Rai et de Nabeena Nepal et une amitié qui se poursuivra bien après le retour. C’est un retour qui n’en est pas tout à fait un. Une fin qui, au fond, n’a aucune raison d’en être une. On reviendra.