Kirghizstan

Kel Suu : A la rencontre de Meder

La légende dit que Kel-Suu serait né d’un coup d’épée asséné par un guerrier surpuissant qui, fendant la montagne en deux, aurait fait jaillir des profondeurs de la terre un lac au bleu invraisemblable. L’histoire ne dit rien de l’identité du guerrier mais après une semaine passée à l’observer de biais, on finit par s’interroger : Meder, notre hôte, n’aurait-il pas quelque chose à voir avec ce héros des temps anciens ?

Lac Kel Suu

Meder, berger hors normes

Parce que soyons réalistes : comment des humains raisonnables pourraient-ils vivre à l’année dans ces immenses vallées sauvages du fin fond du Kirghizstan, tout juste esquissées sur un coin de carte ? La région est un no man’s land gigantesque, une zone de frontière n’ayant rien d’autre à garder que des ours, des léopards des neiges et des troupeaux de mouflons Marco Polo. À peine si l’homme existe encore, minuscule, perdu dans un univers qui de toute part l’engloutit. Le poste-frontière est à près d’une heure de route ; la première ville, At-Bashi (« Tête de cheval »), à trois.

Maison vallée Kel Suu
Glacier Kel Suu Kirghizstan
Montagnes Kel Suu Kirghizstan
Vallée Kel Suu Kirghizstan
Rivière Kirghizstan

L’hiver complique encore les choses : la neige paralyse les routes, les familles redescendent dans les vallées et sur les hauts plateaux ne reste qu’une poignée d’hommes – yaks, chevaux, chiens, fusil, vodka pour toute compagnie. Cela en ferait plier plus d’un mais pas Meder, que rien ne semble ébranler. Ni le froid glacial, ni la solitude, ni les attaques de loups ou d’ours venus s’approvisionner en chevaux, que Meder course en retour au galop sur le lac glacé…

Homme et chevaux Kel Suu Kirghizstan
Meder Kel Suu Kirghizstan

Meder, pour nous, est une sorte de guerrier. Un personnage taillé dans le roc des montagnes, fils de Tengri – le Ciel – ou ancien compagnon de Manas.

Officiellement pourtant l’homme est berger, a quatre enfants et une femme, Jazgoul, qu’il a un jour enlevée, comme le veut la « coutume » (50% des mariages au Kirghizstan se feraient par enlèvement, en particulier dans les régions rurales) 1Il n’est pas rare que ces enlèvements, souvent violents, se soldent par le suicide de la jeune femme. Voir cet article de Novastan.. Entre la fin du mois de mai et celle du mois de juin, la famille quitte At-Bashi et se réunit dans la vallée de Kok Kiya, emportant avec elle moutons, vaches et chevaux.

Enfants et chevaux Kel Suu Kirghizstan

Kol Suu : le Graal

Quand on débarque avec Fabien en août 2017, le camp est en ébullition. Des gamins courent dans tous les sens, une jeune sœur s’active aux fourneaux tandis qu’une autre est montée aider Meder en l’absence de sa femme, forcée de rejoindre At-Bashi avec un bébé malade. Le fils de Kubat est là aussi, avec des clients.

Les journées estivales filent à chevaucher, aider à rassembler les bêtes et s’occuper du camp. Avec les voyageurs de passage pas besoin d’anglais, de russe ou de kirghiz, d’autres langages plus universels pallient l’absence de mots : le foot, les roulades sur l’herbe rase et les tournois endiablés de Durak (jeu de carte traditionnel russe), Talant exultant à chaque nouvelle raclée infligée à ses adversaires. Durak, durak, durak, « idiots » !

La tombée de la nuit sonne le repli dans la chaleur des yourtes. Les bouses de yak crépitent dans les poêles, le thé (in)fuse, les tasses circulent, re-remplies avant même d’avoir été vidées. Sur la toilé cirée colorée s’alignent assiettes de céréales, de légumes ou de viande, pains chauds à peine sortis du four et ramequins débordant de confiture. Trois règles priment : ne pas jouer avec le pain, ne pas se toucher le nez (même s’il coule sous l’effet de l’altitude…) et passer ses mains devant le visage pour remercier ses hôtes avant de quitter la table, ce geste de « l’amin » pratiqué d’un bout à l’autre de l’Asie Centrale.

Yourte Kel Suu Kirghizstan
Yourte Kel Suu Kirghizstan
Yourte Kel Suu Kirghizstan

Depuis que la région de Kel Suu s’est ouverte au tourisme, des camps ont été montés à quelques centaines de mètres de la maison de Meder et le voisin, flairant le bon filon, s’est mis à proposer des tours en bateau à moteur sur le lac, facturés une grosse centaine d’euros.

Kel Suu cependant demeure isolé, alimentant les fantasmes des étrangers comme des Kirghiz eux-mêmes, fascinés par les photos qui circulent depuis quelques années déjà : un lac aux couleurs extraordinaires ourlé de falaises vertigineuses, variant d’un bleu turquoise intense au gris le plus profond. S’y rendre n’est pas simple : la route est longue, souvent mauvaise, une difficulté à laquelle s’ajoute la nécessité d’obtenir un permis pour circuler dans ces zones frontalières, à deux pas de la Chine.

Montagnes Kel Suu Kirghizstan

De l’autre côté du lac

De notre côté, si nous poussons jusqu’à Kel Suu c’est pour jouer la carte de l’expédition jusqu’au bout. Quitte à s’aventurer aussi loin, autant aller voir l’envers du lac. Au bout du bout du bout du Kirghizstan. Derrière cette image fantasmatique d’un lieu qui apparaît déjà comme une fin en soi.

Un matin on quitte alors Nuriel, Talant et la chaleur du campement, et on grimpe en selle en direction de Kel Suu à grand renfort de « tchou » et de « trrrrrr » (« hue/stop » en langage équestre centre-asiatique). Le tonnerre gronde. Arrivés sur les berges du lac, les habits trempés, on salue notre guide imperturbable – Meder ne craint ni la pluie, ni l’orage – et l’on embarque sur deux canaux pneumatiques dans un silence cotonneux.

Lac Kel Suu Kirghizstan

Ici plus qu’ailleurs s’arrête la terre des hommes et commence celle des esprits et des dieux – Meder pourchassant l’ours dans la tourmente de l’hiver. Ne connaissant ni le chant des steppes ni celui des bergers et guerriers nomades, on convoque les seules épopées qui nous passent par la tête, compositions modernes teintées de culture geek. Kel Suu, perdu entre ses parois de granit sous un ciel désespérément noir, évoque davantage le sombre royaume des forces du mal que la photo léchée d’un compte Insta. Les bruits s’estompent, et l’air n’accueille plus que le froissement des gouttes de pluie à la surface du lac. Pas un visiteur en vue, ni volatile ni quadrupède.

Lac Kel Suu Kirghizstan

Finalement, après plusieurs heures de bateau, les murailles de pierre s’inclinent pour laisser place à de larges collines herbeuses. La pluie qui tombe sans interruption oblige à planter la tente en quatrième vitesse et à rester calfeutrés une journée entière – le temps suffisant pour faire partir le fonds de la casserole avec l’eau du riz, enchaîner quelques séries de Durak et descendre la bouteille de kumys récupérée chez Sabira quelques jours plus tôt.

Le lendemain, en début d’après-midi, le soleil brille et darde ses rayons en direction des quatre ou cinq mouflons Marco Polo venus monter la garde au-dessus du camp.

Lac Kel Suu Kirghizstan
Lac Kel Suu Kirghizstan

Meder rapplique un jour plus tard avec trois chevaux. Les bêtes soufflent pour atteindre les 3 900 mètres du col, avant d’entamer la longue descente vers Kok Kiya. Fanny, qui a pris froid à cause de l’orage de l’avant-veille, grimpe en selle et part en tête avec Meder. Le dialogue se noue par chiffre : bir, eki, ütch, tört, besh, alty, jety, segiz, toguz, on. Pas assez pour énoncer correctement les âges respectifs, suffisant pour connaître ceux des enfants du berger invincible et passer en revue les troupeaux environnants – des yaks essentiellement.

Kel Suu Kirghizstan

Devant tant de gigantisme, difficile malgré tout de compter sur les mots. Alors du creux de la poitrine de Meder monte un chant rauque qui peu à peu emplit l’espace. Un vrai chant de guerrier nomade. Un chant des sommets et des vallées sauvages. Les corps fatigués se coulent contre les flancs des chevaux, balancés d’un côté, de l’autre. Le sommeil vient.

Dans l’immensité ne restent que quatre minuscules points mouvants, présence incongrue vite avalée par la montagne.

Visiter Kel Suu : en pratique

Se déplacer

Quand on organise l’expédition, en 2017, la zone de Kel Suu (ou Kol Suu) s’ouvre à peine au tourisme et les possibilités pour rallier le lac sont fortement limitées. Pour tester autre chose et pour gagner du temps, on décide de passer par une petite agence éco-touristique basée à Bichkek, Nomad’s Land. On y rencontre Fabien, qui nous accompagne une semaine entre Kel Suu et Tash Rabat en 2017 et que l’on retrouvera en 2019.

Visiter Kel Suu par ses propres moyens est possible mais pas évident. À moins d’avoir votre propre véhicule et d’être prêts à vous aventurer en terrain « illisible » (pas grand chose de tracé, nombreux passages à gué), le mieux pour rejoindre Kel Suu est de faire appel à un chauffeur.

A cette première difficulté s’en ajoute une deuxième : la vallée de Kok Kiya jouxtant la frontière chinoise, un permis est obligatoire pour circuler dans la région.

À Naryn, Kubat et le CBT vous aideront sans problème à obtenir les permis nécessaires et à trouver un chauffeur pour vous accompagner. Cette option vous reviendra évidemment moins cher que de passer par une agence, mais attendez-vous à payer malgré tout plus d’une centaine de dollars pour l’acquisition du permis et la « location » du véhicule (4*4 + suffisamment d’essence).

Dormir à Kel Suu

Si vous n’avez pas votre propre tente, ou si vous préférez la chaleur des yourtes, plusieurs campements sont installés dans la vallée de Kok Kiya. Certains comptent une bonne dizaine de « tentes » quand d’autres, plus petits, sont tenus par des familles et des hommes qui, comme Meder, habitent les lieux à l’année. Le camp de Meder est le dernier avant de traverser la rivière en direction du lac. Vous ne trouverez rien à acheter sur place : prévoyez donc de quoi vous ravitailler si vous décidez de partir en autonomie totale.

Kel Suu – été 2017

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