Fragments lituaniens
Soyons honnêtes, une semaine n’est pas suffisante pour explorer un pays et en l’espace de 7 petits jours il n’aura pas été possible de s’aventurer très loin hors des sentiers battus ni de découvrir toutes les facettes de la Lituanie. A défaut de disposer de suffisamment de matière pour écrire des articles un peu fouillés, les quelques escapades réalisées hors de Vilnius sont donc compilées ici dans un seul article, façon panorama un peu éclaté. Promis on se rattrapera et on reviendra un jour passer plus de temps dans le plus méridional des trois États baltes !
Premier tableau : Trakai dans la brume
La composition est parfaite : un château fort cousu de briques rouges flotte au beau milieu d’un lac nappé de brume. Le cadre est romantique au possible et la lumière hivernale donne à Trakai un côté plus irréel encore – à la différence du froid qui lui n’a rien d’abstrait… Le vent est si mordant que personne ou presque ne pointe le nez dehors. Maisons de pêcheurs, églises, boutiques et jeux pour enfants sommeillent en attendant le retour des beaux jours, quand le tout Vilnius s’en vient naviguer, barboter et pique-niquer sur les berges du lac. Difficile à imaginer mais Trakai, l’été venu, est un des endroits les plus visités de Lituanie.
En mars, bien sûr, aucune perspective de baignade ou de bronzette et le crochet par Trakai n’a (presque) qu’une finalité : apercevoir l’imposant château médiéval dressé sur son île. Celui-ci, une construction gothique à fière allure rénovée dans les années 1980, abrite un musée d’histoire, avec toute une série de cours médiévales, balcons et pièces en enfilade à explorer (entrée : 8 à 12 euros, selon la saison).
A Trakai se maintient aussi l’une des dernières communautés karaïtes de Lituanie, un courant dissident du judaïsme. C’est aux Tatars karaïtes déplacés depuis la Crimée qu’aurait été confiée la protection du château au XIVe siècle. Le seul signe distinctif de la communauté encore repérable aujourd’hui est la succession de maisons de bois colorées bordant la rue Karaimų (la rue qui mène au lac Galvé, sur lequel veille le château), qui affichent toutes trois fenêtres côté rue. Une petite « kenesa » (maison de prière) offre également ses murs jaunes et son haut toit étagé aux regards, au n°30 de la rue Karaimų.
| Venir à Trakai
Trakai ne se trouve qu’à une trentaine de kilomètres de Vilnius et se visite très bien sur une demi-journée ou une journée depuis la capitale. Deux possibilités pour se rendre sur place (pour ceux qui ne seraient pas véhiculés) :
- le train : environ 30 minutes de trajet depuis la gare de Vilnius, avec de nombreux départs chaque jour ;
- le bus : une quarantaine de minutes de route en moyenne, avec deux à quatre départs par heure depuis la gare routière de Vilnius (coût 2,6 euros).
A l’arrivée, pas de transports en commun. Il faut d’abord rejoindre la « ville » moderne, puis remonter la presqu’île en zigzagant entre les églises et les maisons en bois traditionnelles, jusqu’à atteindre le pont qui conduit au château. Comptez deux kilomètres de marche (aller) et suivez Maps.me pour arriver à bon port.
| Que voir sur place ?
Château médiéval mis à part, vous pouvez aussi profiter de votre virée à Trakai pour pousser jusqu’au manoir d’Užutrakis, qui abrite un musée et une petite galerie d’art, ou bien partir à l’assaut des lacs voisins.
| Prendre un café à Trakai
Pour les gourmands, le chocolat chaud et les gâteaux du « Chocolate Museum » (AJ Šokoladas) permettent de patienter en attendant l’heure d’ouverture du château (10 h), ou d’échapper à la pluie si vous vous aventurez à Trakai hors saison. Cadre kitschissime garanti.
Deuxième tableau : Klaipeda et l’isthme de Courlande
Cap à présent sur les bords de la Baltique et l’incroyable isthme de Courlande, tout de pins et de dunes vêtu.
Le point de départ pour rejoindre l’isthme est la ville de Klaipeda, troisième agglomération du pays et principal port de Lituanie. Avec son vieux centre ramassé sur lui-même, ses ruelles pavées, son architecture bourgeoise germanique (la ville a été fondée au XIIIe siècle par les chevaliers teutoniques), ses maisons à pans de bois et ses imposants bâtiments portuaires en briques, Klaipeda coche toutes les cases de la cité hanséatique. Les mouettes hurlent à qui mieux mieux dans les rues et le ciel baltique pèse de tout son poids sur les places assoupies de la vieille ville.
Klaipėda n’est pas désagréable à découvrir mais l’objectif de cette virée tout à l’ouest du pays est surtout de rejoindre en un coup de ferry l’isthme de Courlande, une fine bande sablonneuse de 98 km de long, formant un trait d’union entre la Lituanie et l’enclave russe de Kaliningrad. D’un côté la lagune de Courlande, de l’autre les flots de la Baltique.
Le ferry de 9 h déverse ses passagers à Smiltynė à 9 h 5. 5 minutes plus tard, le chauffeur de bus fait rugir le moteur. Derrière la vitre, le regard virevolte. Ici, le reflet argenté du soleil filtre entre les pins, réverbéré par les eaux de la lagune. Là un renard coupe à travers champ. Ailleurs canards, cygnes et cormorans s’ébrouent sur les jetées. A Nida, terminus de la ligne, le ciel vire au bleu azur.
La balade est paisible. Un chemin côtier longe une farandole de maisons de pêcheurs colorées, qu’empruntent quelques rares promeneurs, chaudement emmitouflés et bercés par le doux clapotis de l’eau. D’ailleurs Nida donne le change aussi bien que Trakai : à cette époque de l’année tout tourne au ralenti et personne ne croirait que la bourgade ensommeillée puisse se métamorphoser en station balnéaire ultra-courue à la belle saison.
L’attrait exercé par le petit village ne date pourtant pas d’hier : à la fin du XIXe siècle déjà, et jusque dans les années 1930, tous les grands noms de la littérature européenne venaient s’amarrer ici, du tandem Beauvoir/Sartre à l’écrivain allemand Thomas Mann, qui se fit bâtir une résidence d’été au beau milieu de la pinède.
C’est d’ailleurs depuis le belvédère qui borde la villa de Mann, aujourd’hui transformée en maison-musée, que le spectacle est le plus plaisant : la vue qui se dessine d’un côté sur les maisons colorées dissimulées entre les arbres, et de l’autre sur la langue de pins et de sable se déployant le long de la lagune sous le soleil d’hiver, est particulièrement jolie. Si vous interrogez Google, vous verrez qu’elle répond au doux nom de « vue italienne ».
La perspective qui se dessine depuis le port en direction de la dune Parnidis, au sud-ouest du village, n’est pas mal non plus. Et que dire du panorama depuis le sommet même de la dune… Cette fois, personne en vue. L’horizon se résume aux courbes des dunes, au relief blanc et accidenté de « la vallée de la mort », à la forêt verte et rouille, aux marécages et au petit port de Nida posé en contrebas.
De retour à Smiltynė, reste une heure à occuper avant l’arrivée du ferry. Une marche dans les sous-bois moussus mène jusqu’à la plage, côté mer Baltique. Le vent couche les herbes dorées et fait voltiger les grains de sable. Il n’aura fallu qu’une poignée d’heures, à peine un coup de bateau, pour se transporter loin de tout et se retrouver pratiquement seul au monde.
| Le parc national de l’isthme de Courlande en bref
A grands traits, la « flèche de Courlande » ressemble à peu près à ça : à l’ouest la mer Baltique et ses plages de sable blond battues par les vents, à l’est la lagune de Courlande, et au milieu 70 % de pinèdes, 25 % de dunes et 5 % de villages de pêcheurs.
L’isthme constitue un écosystème exceptionnel, encore très largement sauvage… Mais la pression est forte et l’endroit vulnérable aux activités humaines. La déforestation massive a eu pour conséquence d’importants déplacements de sable (14 villages ont été engloutis !) et l’isthme glisse petit à petit dans la Baltique. La dune Parnidis, au sud de Nida, est la seule dune mouvante rescapée et chaque visiteur qui se lance à l’assaut de sa crête ébouriffée enfoncerait à lui seul plusieurs tonnes de sable. Les allées et venues touristiques seraient même responsables d’un rapetissement des dunes de 20 mètres en 40 ans ! Aussi enthousiasmante que soit l’idée de batifoler entre les dunes en se croyant au Sahara, mieux vaut donc s’en tenir aux sentiers balisés et aux quelques observatoires aménagés, histoire d’en prendre plein les mirettes sans (trop) abîmer les lieux.
L’isthme est partagé entre la Lituanie et la Russie (l’enclave de Kaliningrad). Si vous disposez d’un visa en règle, rien ne vous empêche d’aller humer l’air de l’autre côté de la frontière (située à 3 km au sud de Nida).
| Rejoindre l’isthme de Courlande depuis Klaipeda
Le plus simple, si vous logez dans la vieille ville de Klaipeda, est de récupérer le ferry au niveau du « Old Ferry Terminal » (ou en lituanien « Senoji perkėla »), à l’embouchure de la rivière Dané. Il ne vous faudra pas plus de 5/10 min de bateau (1 euro par personne aller/retour) pour atteindre Smiltynė, au nord de l’isthme. Vous trouverez les horaires des ferrys sur ce site.
A l’arrivée, et à moins d’avoir embarqué avec une voiture ou un vélo, vous serez bons pour sauter dans le bus qui dessert les différentes localités de l’isthme. Le trajet jusqu’à Nida, le terminus de la ligne, dure 55 minutes (coût : 6 euros pour le billet Smiltynė/Nida acheté sur place). Le bus attend les passagers du ferry avant de démarrer – toutes les deux ou trois heures : 7 h 10, 9 h 10, 12 h 10, 14 h 10, 16 h 10, 18 h 10 et 21 h 10. Dans l’autre sens, au départ de Nida, les départs se font à 8 h, 10 h, 12 h, 14 h, 17 h et 20 h.
| Que voir sur place
Le parc compte quatre localités, du nord au sud : Juodkrante, Pervalka, Preila et Nida, plus quelques maisons et meublés de tourisme qui composent Smiltyné tout au nord (le point de débarquement sur l’isthme). Deux attirent la majorité des visiteurs : Nida, au sud, la plus cotée en période estivale, et Juodkrante, à 20 km au sud de Smiltyné, réputée plus paisible.
Juodkrante : de nombreux sentiers de randonnée serpentent dans la pinède ou longent le front de mer depuis le petit village côtier. Au nord, le sentier pédagogique (« Educational dendrological trail ») contourne la « Baie de l’ambre » (Gintaro įlanka – où furent extraites 75 000 tonnes de la précieuse résine au cours de la seconde moitié du XIXe), avant de s’enfoncer dans la forêt en direction ici d’un attrape-son (Garsų gaudyklė), là d’un phare (Juodkrantės švyturys) et un peu plus loin encore d’une immense chaise d’observation pour deux personnes (Kėdė Juodkrante). Au sud, le sentier s’égare du côté de la « colline des sorcières » (Raganų kalnas), peuplée de sculptures en bois représentant monstres et démons du folklore lituanien.
En descendant de Juodkrante vers Nida, vous trouverez encore une plateforme d’observation offrant une vue imprenable sur les milliers de nids éparpillés entre les pins (la plus importante colonie de hérons cendrés et de cormorans de Lituanie), un promontoire dominant la plaine d’Avalnikis et un sentier éducatif balisé menant dans la réserve naturelle de Naglių, réputée pour ses « dunes grises »/« dunes mortes ».
Nida : le vieux village de pêcheurs est le plus important de l’isthme côté lituanien. Ici aussi, les options de balade ne manquent pas. La promenade qui longe la lagune vers le nord conduit vers le petit musée Thomas Mann et la fameuse vue dite « italienne ». Un sentier sinue également le long de la côte, puis à travers bois, en direction de la dune Parnidis, sûrement un des plus beaux arrêts sur l’isthme.
| Se déplacer sur l’isthme
En une journée et sans être motorisé, vous aurez le temps d’explorer au choix les environs de Nida ou ceux de Juodkrante, avec pourquoi pas un crochet par la plage située à 20 min de marche du débarcadère de Smiltyné. Pour profiter davantage de Courlande, le mieux est de passer une nuit sur place (ou plusieurs !) et d’opter pour la location d’un vélo (une piste cyclable parcourt l’isthme) afin d’éviter de jongler avec les bus.
| Rejoindre Klaipeda depuis Vilnius
L’option la plus rapide est de prendre un minibus collectif depuis la gare routière de Vilnius, située à deux pas de la gare ferroviaire. Le trajet dure 4 heures et les billets s’achètent en ligne ou directement sur place. Le trajet en train est un peu plus long, autour de 4 heures 30.
| Se restaurer à Klaipeda
Niché dans un cellier du XIXe siècle et tenu par un patron passionné d’œnologie, le restaurant Stora Antis propose une cuisine pleine de saveurs.
Troisième tableau : la Colline des Croix
Dernier arrêt avant de basculer côté letton. De « colline », Kryžių Kalnas (« la colline des Croix » en lituanien) n’a bien que le nom. L’endroit se limite à première vue à un vague monticule noirâtre posé à une douzaine de bornes de la ville industrielle de Šiauliai, au beau milieu d’un paysage d’un calme plat. Rien à l’horizon sinon des champs, des forêts et le gris du ciel sans discontinuité. Aucun relief.
L’étrange affleurement se précise en faisant quelques pas. La « colline des Croix » n’a peut-être rien d’une colline – si on s’en tient à la géologie – par contre elle n’exagère pas en ce qui concerne les croix : le lieu est un invraisemblable méli-mélo d’autels, de statues en plastique, de chapelets, de photophores et de croix posées là par milliers. Certaines sont taillées dans le bois, d’autres faites de métal. Certaines dépassent les 3 mètres, d’autres ne sont pas plus grandes qu’un pouce. L’ensemble est tellement imbriqué qu’on n’aperçoit d’abord qu’une masse sombre et compacte, à peine surplombée par quelques silhouettes. Au milieu s’engouffre un chemin fait de planches de bois.
Personne ne sait précisément combien de croix composent la colline – en 2016, leur nombre était estimé à 200 000. Personne ne sait non plus comment tout a commencé. La pratique du « planter de croix » remonterait au XIVe siècle, avec une accélération à partir de la fin du XVIIIe quand la Russie tsariste, après annexion de la Lituanie, impose à la population le culte orthodoxe. Les premières croix sont dressées au XIXe en guise de protestation contre l’hégémonie russe et pour commémorer le soulèvement lituano-polonais. Début XXe, le bruit court que des guérisons miraculeuses se produiraient du côté de Šiauliai et le site (qui est à l’époque encore une vraie colline) devient un lieu de pèlerinage catholique.
Dans les années 1930/1940, après une brève période d’indépendance, la Lituanie bascule une fois de plus sous occupation étrangère, nazie puis soviétique. L’histoire se répète, à la seule différence que la foi orthodoxe de la Russie tsariste a laissé place à un athéisme d’État soviétique qui ne plait pas davantage aux Lituaniens.
La colline des Croix voit affluer un flot constant de nouveaux résistants-planteurs de croix. Les bulldozers soviétiques rasent les lieux en 1963, 5 000 croix sont déposées et les autels brûlés. Les croix réapparaissent aussitôt et le manège se répète. Les bulldozers s’acharnent en 1971, en 1975, les croix fleurissent sans répit et dans un dernier accès de fureur soviétique, c’est tout une pile de décombres qui s’abat finalement sur la colline pour l’engloutir.
Quand la Lituanie retrouve son indépendance en 1991, 55 000 croix narguent toujours l’oppresseur, comme un immense pied de nez adressé à l’arbitraire soviétique et à l’absurdité totalitaire.
Au pied du monticule, impossible de ne pas se sentir intimidé et un peu étourdi par l’étrangeté du lieu, moins religieux que politique et symbolique. Incontournable ? Dur à dire. Déroutant et important pour comprendre l’histoire récente de la Lituanie, certainement !
| Rejoindre la Colline des Croix
Pas de difficulté si vous êtes motorisé. Si vous ne l’êtes pas, deux options s’offrent à vous. Première possibilité : marquer l’arrêt lors d’un transfert Vilnius/Riga, en optant pour un des tours proposés par Riga Traveller (ex. : départ de Vilnius le matin, arrêt en chemin à Kaunas, puis à la Colline des Croix, avant de faire étape au château letton de Rundale et de gagner Riga en fin de journée – et vice-versa). Plus d’info sur cette page.
En indépendant et sans tour : dormez plutôt à Šiauliai et trouvez un taxi pour vous conduire sur place (une expédition aller-retour à la journée, en transports en commun depuis l’une ou l’autre des deux capitales, serait trop fastidieuse).
| Se déplacer en Lituanie
Lituanie – mars 2020