Birmanie/Myanmar

Rock my Hsipaw !

Mister Donald a passé de longues années en prison du temps de la junte, pour une raison sur laquelle il ne s’attardera pas. Le vieil homme n’aime pas particulièrement se mettre en avant ni s’appesantir sur son passé. Ce qu’il souhaite plutôt, c’est compter la grande « Histoire » : celle de sa famille et celle de l’État Shan, toutes deux étroitement imbriquées. D’ailleurs, le vrai nom de Mister Donald est Sao Oo Kya et s’il nous ouvre les portes de la demeure familiale, qu’à Hsipaw on appelle « Shan Palace » ou « East Haw », c’est en qualité de neveu du dernier Saopha de Hsipaw (Sawbwa en birman, « Prince céleste »). Obscur ? Ça l’est forcément au début. Alors Mister Donald déroule patiemment le fil du récit. Et se garde bien d’éviter les sujets qui fâchent. Chacun en prend pour son grade : les anciens colons britanniques, les nouveaux colons chinois, la junte, le gouvernement actuel, les armées rebelles… Et puis nous, « Occidentaux », un peu aussi. Donald nous oblige à chausser d’autres lunettes, à nous décentrer. Réfléchir à notre consommation effrénée. À l’avidité de matières précieuses, de teck et d’hydrocarbures, qui a tant nui à la région. À la course folle du temps. À l’uniformisation des modes de vie et à l’oubli des racines.

Shan Palace Hsipaw

Mais revenons en à l’histoire des Saopha – il faut faire attention, Mister Donald aime prendre des détours et saute allègrement d’une anecdote à l’autre.

L’État shan constitue la plus grande « région » du Myanmar et l’un des sept États « ethniques » du pays. Ça c’est pour le découpage administratif actuel. Mais avant l’accession au pouvoir du Général Ne Win en 1962, l’État shan était divisé en trente-deux royaumes, chacun dirigé par un « prince céleste », un Saopha. Si les Shan forment le principal groupe ethnique du Myanmar derrière celui des Bamar (ou Birmans), eux-mêmes ne se définissent pas comme « Shan » (terme birman dérivé de « Siam ») mais comme « Tai », une identité partagée avec les « Tai » de Thaïlande, du Laos, de l’Assam indien et du Yunnan chinois. La compréhension du Myanmar passe par la connaissance de ces histoires plurielles qu’il semble aujourd’hui plus que jamais difficile de faire tenir ensemble.

En 1954 Sao Kya Seng, l’oncle de Donald, regagne Hsipaw après plusieurs années d’étude aux États-Unis. Il vient d’épouser une jeune Autrichienne, Inge Eberhard, qui, avant de débarquer un beau jour à Yangon, ignorait s’être mariée à un prince. D’un État minuscule, mais un prince tout de même : le « prince céleste » de Hsipaw. Dans les années qui suivent son retour, le couple entreprend de vastes réformes économiques et sociales dont la teneur déplait aux militaires… Le prince est arrêté en 1962 lors d’un déplacement à Taunggyi et ne donnera plus jamais signe de vie. Peu de temps après la presse est muselée, les partis politiques interdits et les étrangers priés de quitter le pays.

La Princesse Inge reviendra sur son histoire dans Twilight Over Burma : My life as a Shan Princess – un ouvrage forcément découvert tardivement par Mister Donald et sa femme, les publications en langue étrangère n’étant autorisées que depuis une dizaine d’années. Les photos de famille circulent de main en main et quand on quitte finalement la belle maison à l’architecture britannique, la nuit est tombée sur Hsipaw.

Portrait de groupe avec Mister Donald

Deux jours plus tard, on rencontre Kham Lu. Kham Lu a 23 ans, appartient lui aussi à l’ethnie Shan/Tai et est guide à son propre compte. Pourtant s’il s’est lancé dans le métier il y a quelques années, ce n’est pas par amour de la marche – ce n’était pas vraiment son truc au départ – mais pour pouvoir gagner plus facilement sa vie. Hsipaw a décollé comme destination de trekking il y a une petite dizaine d’années, attirant les marcheurs désireux de fuir les « sentiers battus » du trek Kalaw-Inle… La ville compte aujourd’hui une cinquantaine de guides, pour une ou deux agences détenant le quasi-monopole du secteur (dont l’incontournable Mister Charles). Pas facile dès lors pour un indépendant de se faire une place dans ce milieu ultra-concurrentiel dont les bénéfices ne profitent pas toujours aux populations locales…

Trek Hsipaw
Champs et montagnes trek Hsipaw
Champs et montagnes trek Hsipaw

La région voit toutefois sa côte de popularité s’effondrer en 2018 suite à la reprise des conflits dans l’est du pays et l’immédiat barbouillage en rouge des cartes établies par les Ministères des Affaires Étrangères du monde entier. Comme dans l’Arakan, la situation est d’une complexité sans nom. Dans certains coins, l’armée shan affronte les troupes gouvernementales. Ailleurs, elle se heurte aux forces armées de l’ethnie palaung. Plus loin encore, les combats vont jusqu’à opposer certains groupes rebelles shan entre eux. Kham Lu est peu optimiste et finit par se demander si un jour ou l’autre, il ne faudra pas partir chercher du travail ailleurs.

Kham Lu trek Hsipaw

En tout cas une chose est sûre : il ne sera pas moine. Au Myanmar, chaque homme bouddhiste doit à un moment ou à un autre vivre dans un monastère et Kham Lu, comme les autres, n’y a pas échappé. L’expérience d’une semaine à l’adolescence l’a définitivement vacciné contre la vie monastique. Le plus dur ? Être obligé de planquer les nouilles instantanées récupérées lors des offrandes matinales pour les partager en douce avec les copains. Pas très bouddhique comme affaire, mais quand l’estomac gargouille toute la journée…

Jungle région de Hsipaw

On arpente les montagnes de l’État shan pendant deux jours, progressant entre cultures maraîchères, champs de canne à sucre et champs de maïs, rizières, théiers sauvages, kapokiers rouges et forêts de pins. Les paysages autour de Hsipaw sont pourtant loin d’être luxuriants. Comme souvent dans les montagnes d’Asie du Sud-Est les habitants pratiquent la culture sur brulis, laissant chaque année derrière eux un champ de paille calcinée. L’objectif : défricher par le feu avant la saison des pluies et fertiliser la terre d’une année sur l’autre.

Terre brûlée Hsipaw
Femmes récoltant de la canne à sucre

Ailleurs les tronçonneuses rugissent, réduisant un peu plus l’espace de la forêt primaire pour alimenter le voisin chinois en bois précieux. L’œil aiguisé repérera rapidement d’étranges bornes jaunes surgissant à travers champs à intervalles réguliers : pas d’art contemporain ici mais la matérialisation du parcours des pipelines courant de l’État rakhine, à l’ouest du pays, jusqu’aux montagnes shan pour finir… à nouveau en Chine.

La marche n’est pas particulièrement soutenue mais tant pis, l’intérêt du trek est ailleurs. Ce qui nous plaît est surtout de pouvoir nous imprégner du rythme de vie campagnard. Apprendre à reconnaître les arbres, les fleurs et tout ce qui à première vue ne semble pas franchement comestible. Prendre le temps de s’arrêter dans les villages pour découvrir les cultures des ethnies lisu et palaung. Kham Lu nous conduit dans les écoles, dans les monastères, à la rencontre des habitants vaquant à leurs activités quotidiennes : vieille dame lancée dans la confection de ceintures traditionnelles, groupe tissant des toitures en roseaux, enfants dissipés impatients de quitter les salles de classe ou tirant les oiseaux au lance-pierre. Et puis de temps à autres on tombe sur un groupe de rebelles shan dont les campements sont – à raison – toujours posés aux endroits les plus fascinants.

Portrait petit écolier musulman
Portrait d'enfant village palaung
Village palaung région de Hsipaw
Portrait villageoise palaung
Banyan sacré et autel
Portrait vieille dame palaung et enfant

C’est peu dire que l’on aura apprécié nos quelques jours passés à Hsipaw. Parce qu’on ralentit enfin un peu le rythme. Parce que les rencontres sont nombreuses. Et puis parce que la petite cité shan a finalement beaucoup de charme. On pédale dans la campagne, on se régale de Shan noodles, de salades de feuilles de thé, de papaye et de fleurs de bananier, on passe des heures à boire des jus de fruits frais dans des jardins débordant de fleurs ou à l’ombre d’arbres immenses. De vraies vacances en vacances dans une région qui, elle, n’a pas fini de bouger…

Little Bagan Hsipaw
Little Bagan Hsipaw
Little Bagan Hsipaw
Rizière et village
Monastère du Bouddha de bambou
Fenêtre rouge perdue dans la végétation
Église et mosquée Hsipaw
Rue de Hsipaw
Bungalows Tai House et stupa envahi par la végétation

Explorer Hsipaw : conseils pratiques

Visiter le Shan Palace

Donald et Fern, son épouse, habitent toujours les lieux et ouvrent ponctuellement leurs portes aux visiteurs. Les « visites » ont lieu généralement l’après-midi, entre 15 h et 18 h. Les visiteurs s’installent dans le grand salon et laissent Donald ou Fern compter l’histoire du dernier prince de Hsipaw. Cela peut durer 1 heure comme bien davantage. L’entrée est gratuite mais vous pouvez choisir de laisser une petite contribution à l’issue.

Partir en trek dans la région de Hsipaw : point sécurité

Le rouge omniprésent sur la carte du Ministère des Affaires Étrangères nous a longtemps fait hésiter. En réalité, il n’y avait en janvier 2019, aucun danger à randonner à proximité de la ville (treks de 2 à 3 jours). Les guides s’échangent des informations en permanence et les nouvelles circulent à toute vitesse sur Facebook (genre carte météo des combats). Par ailleurs, le gouvernement birman est prompt à restreindre l’accès à la région en cas de menace… Toutefois, il est aujourd’hui impossible de s’aventurer jusqu’à Kyaukme ou Namshan depuis Hsipaw, l’itinéraire classique circulant entre les territoires de différents groupes armés. Aller de Hsipaw à Kyaukme par la route ne présente en revanche aucun problème.

Une agence de trek

Vous pouvez prendre contact avec Kham Lu via son site Shan State Trekking. Prix pour deux jours pour un groupe de quatre : 38 000 kyats/personne.

Une chambre à Hsipaw

On a adoré les quelques jours passés au Tai House Hotel qui propose de très beaux bungalows perdus dans un jardin coloré. On a également testé le Lily Guesthouse en revenant de trek. L’adresse peut dépanner pour une nuit mais pas plus…

Une cantine à Hsipaw

Le restaurant du Tai House est tout aussi génial que l’hôtel. Sinon, allez voir du côté de chez Mrs Popcorn’s Garden ou de chez Mr Wok (tout le monde s’appelle Mrs ou Mr quelque chose à Hsipaw…).

Rejoindre Hsipaw

Le trajet en bus depuis Mandalay prend 6 heures et revient à 8 000 kyats par personne. Il y a un départ par jour, à 14 h. Pour le retour, une option intéressante est de prendre le train directement jusqu’à Mandalay ou avec un arrêt à Pyin Oo Lwin (vous pouvez alors terminer le trajet en bus).

*« rock my » : prononciation approximative du mot « merci » en langue palaung – moyen mnémotechnique trouvé par les guides du coin…

Hsipaw – janvier 2019

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